
Pour sa 79e édition le Festival d’Avignon et son directeur, Tiago Rodriguez, ont invité comme artiste complice la chorégraphe capverdienne Marlene Monteiro Freitas. Complicité de langue ? Créolisation de la création surtout, passage de frontières, brassages d’idées. Le concept de «Tout-monde » d’Édouard Glissant fait son chemin, la mise en relation de tous avec tous progresse dans le monde et travaille à l’unité de l’humanité dans la diversité. En parlant de langue, l’arabe est cette année la langue invitée du Festival… La complice s’est rapprochée de l’invitée et Marlene Monteiro Freitas s’est laissée inspirer par les Mille et une nuit, contes arabes pour nous en offrir une interprétation pleine de surprises dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, en ouverture du Festival.
D’aucuns trouveront que la référence déclarée de Nôt au fameux conte n’est guère pertinente. Mais c’est oublier qu’un ou une artiste crée librement et que toute inspiration devient en lui ou elle une respiration personnelle. Dans cette nuit, Nôt en capverdien, il y a tout de l’art chorégraphique de Marlene Monteiro Freitas, danseuse et performeuse radicale qui fait danser les visages ou les masques, les bouches, les lèvres, les yeux, les mains, les pieds et aussi les personnes sans jambes, comme Mariana Tembe qui tient le rôle d’une Shéhérazade amputée mais agile. Métaphore de la situation du personnage qui menacé de mort par le Sultan, doit ruser pour survivre ou inclusivité paradoxale mais vraie de la danse contemporaine ? Comme on veut, mais ce qui a surtout retenu la chorégraphe est ce concept de survie qui pour elle, éclaire notre époque.
Un conte, voire un concept peuvent-il être dansés ? Si la danse est un langage, elle peut tout traduire et Marlene Monteiro Freitas sait ironiser sur son art : un danseur s’avance d’un micro, il s’assure qu’il fonctionne en tapotant dessus et se met à parler en muet, faisant juste danser ses mâchoires, ou bien dans une langue inventée pour faire danser des sons. D’ailleurs, avons-nous besoin que l’on nous raconte une mille et deuxième fois ce conte si connu? Nous avons davantage besoin de nouvelles lectures du monde. La survie aurait-elle remplacé la vie dans tous les domaines et au quotidien, écologie, alimentation, climat, démocratie, art ? Sur l’immense scène de la Cour d’Honneur qui est aussi celle du monde en miniature, le palais du Sultan n’est plus qu’un hôpital où un personnel discipliné s’affaire à tout tenir en ordre… Mais les draps tachés de sang font désordre – Traces des féminicides passés ? Preuves de la cruauté sanguinaire des autocraties qui colonisent la planète ? Oui, nous avons besoin d’être dérangés, surtout en Occident, en France et jusqu’à Avignon, au pays d’une culture sans déchirures, du confort intellectuel et du bien vivre. S’offusquer qu’un danseur parcourt les gradins en faisant semblant de déféquer et de vider son pot de chambre sur la tête du public ? Il faut bien que nous prenions notre part de la merde du monde, d’autant que c’est pour de faux et très drôle quand ça tombe sur le voisin qui le redoutait plus que vous ! Des gens s’en vont, jouant les outrés. Heurtés dans leur conformisme bien-pensant ? Comment ont-ils atterri dans cette cour à la réputation sulfureuse ? Et puis, il y a la musique percutante des Noces de Stravinsky, elle raconte le stress de toutes les Shéhérazade d’aujourd’hui, abusées avec ou sans épousailles, retenues arbitrairement dans des geôles sordides, réduites à la survie dans des camps de réfugiés, apeurées dans des hôpitaux pris sous les bombes. Sauver sa peau nuit après nuit, en inventant de quoi envoûter les bourreaux… Alors on danse avec les caisses claires, dans les rythmes répétés et accélérés, on bouge autant qu’on peut pour maintenir le corps en action, en vigilance. La scénographie de Yannick Fouassier livre un espace ordonné et aseptisé mais progressivement chamboulé, lits défaits, literies jetées au sol, scène de dévastation.
Oui, la danse de Marlene Monteiro Freitas peut faire tout cela, faire théâtre au Palais, déranger, provoquer la réflexion, déstabiliser. Que les esprits étroits n’y voient qu’une cour d’horreurs et la quittent, soit ! Nous, nous restons, concernés par le drame dansé, aimantés par la surprise, admirant la beauté blanche et crue de cette nuit ironiquement délicieuse. Nous restons jusqu’aux applaudissements, jusqu’à l’ovation finale.
Jean-Pierre Haddad
Festival d’Avignon – Cour d’Honneur du Palais des Papes, place de l’Horloge. Du 05 au 11 juillet 2025, à 22h.
Informations et réservations : https://festival-avignon.com/fr/edition-2025/programmation/not-351612
Tournée : 6 au 9 août 2025 International Summer Festival Kampnagel (Hambourg) ; 14 et 15 août 2025 Berliner Festpiele (Berlin) ; 28 et 29 août 2025 La Bâtie Festival de Genève ; 11 au 14 septembre 2025 Culturgest (Lisbonne) ; 19 et 20 septembre 2025 Rivoli, Teatro Municipal do Porto ; 6 au 8 février 2026 Onassis Stegi (Athènes) ; 20 et 21 février 2026 PACT Zollverein (Essen) ; 4 et 5 mars 2026 Le Quartz (Brest) ; 25 au 28 mars 2026 Parc de la Villette (Paris) ; 22 et 23 avril 2026 La Comédie (Clermont-Ferrand) ; 28 et 29 avril 2026 MC2 (Grenoble) ; 6 et 7 mai 2025 Maison de la Danse (Lyon) ; 14 au 17 mai 2025 Kunstenfestivaldesarts (Bruxelles)
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