On aurait voulu assister à tous les spectacles ainsi qu’au reste, les films, les masters class, les rencontres de ces deux semaines intenses. Puis ensuite, faire danser les mots sur l’écran blanc, décrire le bonheur de chaque moment de ce cru 2025 des Hivernales d’Avignon, un festival de danse qui met la barre haut et qui parvient à s’y hisser, entraînant dans sa densité ou sa danse-cité un public large et nombreux.

Ça commençait fort avec par exemple, Blossom à La Garance, Scène nationale de Cavaillon. Une pièce de Sandrine Lescourant. Cette chorégraphe formée aux codes de la danse classique, contemporaine et africaine est aussi une autodidacte dans l’âme. Hybridation avec le hip-hop et la world dance, métissage chorégraphique de haute intensité. Une bonne trentaine de danseuses et danseurs occupe le plateau comme des manifestants la rue. Ils marchent en dessinant des mouvements dont on ne parvient pas à savoir s’ils sont aléatoires ou réglés tellement tout est fluide, naturel et ordonné. Blossom en anglais c’est le « bouquet », la pièce toute entière est comme un bouquet de fleurs qui n’en finit pas de se composer, variété de formes, de couleurs, de mouvements tout en parvenant toujours à l’équilibre de l’ensemble. Pour le spectateur, c’est comme un kaléidoscope à formes humaines. Blossom a aussi un bouquet final, un feu d’artifice dansé : répondant aux appels de mains des danseurs, le public quitte les gradins et descend sur le dance floor pour finir la soirée tous ensemble, en rythme. La compagnie Kilaï brise les barrières de la culture chorégraphique et aussi celles trop convenues de la consommation artistique. Un hymne à l’humain.

Cette année Les Hivernales ont décidé de nous faire voyager ! Au théâtre Benoît XII, dans la fameuse rue des Teinturiers, Fampitaha, fampita, famptana de la chorégraphe malgache Soa Rasifandrihana nous propose de combiner la danse, le costume et la musique électrique avec l’histoire du colonialisme et de ses migrations induites. Oui, c’est possible, la danse peut « parler » de tout, tout prendre en charge pour le signifier par le mouvement des corps. Comme le théâtre emprunte à la musique, à la danse, à la vidéo, la danse contemporaine dans sa liberté de création s’autorise à parler en dansant, quelques mots ou des noms proférés ou projetés en fond de plateau, comme « Haïti, Madagascar, Guadeloupe, Martinique, les Antilles ». Des changements de costumes sur scène comme les générations successives de descendants d’immigrés changent de peau culturelle tout en essayant de conserver quelque chose à transmettre. On scande en rythme « on mange de l’Ignoral », remède-poison de « l’intégration ». Une chorégraphie engagée qui déboulonne les statues de colonisateurs et les statuts de la danse policée. Une traduction s’impose Fampitaha, fampita, famptana, c’est « comparaison, transmission, rivalité ». Si l’on sent bien une racine linguistique commune dans cette sorte de déclinaison, l’essentiel du dire est dans la choré-graphie, un propos écrit par le chœur des quatre danseurs, lisible sur leurs corps agiles.

Retour dans la vieille Europe avec Bate Fado. On connaît le Fado, cet art portugais de la nostalgie. On sait moins que ses origines populaires accompagnaient le chant et la musique d’une danse qui contrastait beaucoup avec la mélancolie des mélodies. Fait de mouvements de corps affirmés, tendus, énergiques et surtout de puissants battements de talons sur le sol, le fado batido est cette danse oubliée du Fado. Depuis quelques années, les chorégraphes portugais Jonas et Lander réinventent le « Fado battu » avec gravité et rigueur mais aussi ironie et une sacrée dose de burlesque. Là encore, la danse devient théâtre, danseurs et musiciens se muent en personnages aux traits forts, aux costumes à rayures ou à bandes. Ils usent de quelques objets, guitares, ballons ou croix, d’une façon non conventionnelle. La scénographie rappelle le kiosque à musique des jardins des villes du sud mais on n’y reste pas et toute la scène est envahie par l’hubris de ce fado frappé. Traduire de nouveau? Pourquoi ne pas oser une traduction phonétique : le « fade », terme qui évoque certes l’amertume mais aussi renvoie à un essai de François Jullien intitulé Éloge de la fadeur (1991) et dans le lequel ce sinologue inspiré fait de cet affect très chinois une catégorie esthétique et éthique : « Si la fadeur est la saveur de la sagesse, la seule possible, ce n’est donc point par résignation et désenchantement, mais parce qu’elle est la saveur de base, celle de la « racine » des choses, la plus authentique. » Saveur du réel et vertu d’acceptation qui ont besoin de marteler la terre comme pour s’y planter puisque là est la racine. Mais s’y planter en relevant la tête fièrement pour regarder le monde dans les yeux. Ce soir-là, le monde était celui de l’Opéra d’Avignon, salle comble et comblée !

Le voyage peut aussi être temporel et revisiter le passé : Prendre l’airde Bruno Benne nous a surpris et envoûté sur l’Autre Scène de Vedène. Ce chorégraphe passionné de musique et de danse baroques n’est pas pour autant de l’espèce des baroqueux, il propose une lecture contemporaine de ce style mélangeant rigueur et fantaisie. La recherche formelle peut sublimer la référence historique !

Dans la très grande salle de la FabricA, l’attente du moment où « ça commence » est fébrile, les gens se serrent sur les banquettes et fixent ce grand carré blanc sur la scène, comme un écran où se projette leur désir de l’événement à venir. Deux corps vêtus de clair entrent à jardin et vont se coucher sur le drap scénique. Boris Charmatz et Emmanuelle Huynh dansent sur le Boléro de Ravel depuis presque trente ans puisque l’histoire a commencé en 1996 dans Trois boléros d’Odile Buboc et Françoise Michel. Mais depuis 2009, boléro 2 est devenu un « boléro étiré » que les deux danseurs et chorégraphes se sont appropriés. Sous l’effet d’une distorsion lente de la mélodie et d’ajouts de sons, la musique déjà lancinante et en boucle du compositeur français que Stravinsky surnommait « l’horloger suisse », devient une montre molle de Dali. Les corps des danseurs bougent lentement, se rejoignent, s’écartent, s’enlacent, se portent, s’emmêlent, comme des sculptures mouvantes, on croirait voir des bronzes de Camille Claudel qui se mettraient à vivre. Si Étrangler le temps fait signe vers la sculpture, c’est aussi une méditation philosophique incarnée : par la musique étirée et les mouvements corporels lents, le temps agonise mais il se reprend aussi et poursuit son effort pour s’écouler et couler dans les veines et muscles des danseurs. Tout se passe comme si le mouvement naissait non pas d’un élan mais d’une retenue qui, à un moment limite, lâche et libère le geste. Le mouvement chorégraphique devient tellurique, son énergie est d’abord contrainte, puis la résistance cède et il s’effectue, comme dans la tectonique des plaques. Si le temps ne meurt jamais, il peut avoir des contractions, des rétrécissements ou des étirements, des accélérations. Dans ses Confessions, Augustin conclut sa méditation sur le temps en soutenant qu’il n’est qu’une « distension de l’âme ». Charmatz et Huynh nous révèlent qu’il est surtout une distension des corps. La danse démontre que la durée est une donnée physique, interne, élastique et relative, une intensité.

Retour dans la dimension spatiale du voyage. La Cuenta [Médélin-Marseille](en photo) n’est pas un conte mais un décompte ! Ce troisième volet de la trilogie sur la résilience collective de la danseuse et chorégraphe Marina Gomes s’inspire du travail de mémoire que les proches des narchomicides développent dans les favelas de Medellín en Colombie. Quand les hommes tombent sous les balles d’un trafic meurtrier – fils, frères, pères ou amoureux – les femmes – mères, sœurs, filles ou amoureuses – accrochent des pots de fleurs aux maisons. En 2023, le décompte des morts par armes à feu dus au trafic de drogue dans la cité phocéenne a atteint un triste record. Marina Gomes, toulousaine établie à Marseille, propose de transformer ce décompte ou cuenta en hommage, acte mémoriel et prise de conscience. Dans le cube noir de la scénographie d’Anne Charlotte Vilmus, des pots de fleurs très colorées balisent l’espace d’une danse qui n’a rien de mortuaire. C’est au contraire la vie, avec ses violences, ses souffrances, ses résistances que les trois danseuses incarnent, dessinent et miment comme un rituel de résilience. Telle une messe sans dieu, La Cuenta traverse la douleur pour la sublimer non pas en une prière mais en un moment de grande émotion et de beauté et aussi d’engagement.

Que nous apprennent ces 47e Hivernales avignonnaises ? Rien d’autre que la danse est bien vivante, se renouvelle sans cesse en partage avec les autres arts, entrainant des publics divers. Rien d’autre que la danse peut tout exprimer, signifier, traduire en mouvements du corps, en écriture physique dans l’espace. Telle une langue humaine articulée, son pouvoir d’expression et de création est à l’infini.

Si l’on rêve déjà à la 48e édition, on se souvient aussi que le Centre de Développement Chorégraphique National de la rue Guillaume Puy œuvre toute l’année pour le devenir permanent de la danse.

Jean-Pierre Haddad

Hivernales, CDCN Avignon https://www.hivernales-avignon.com/agenda

Blossomhttps://www.cie-kilai.com/blossom

Fampitaha,fampita,famptanahttps://www.hivernales-avignon.com/spectacle/fampitaha-fampita-fampitana

Bate Fadohttps://www.operagrandavignon.fr/bate-fado

Prendre l’air https://www.operagrandavignon.fr/prendre-lair

Étrangler le temps https://www.borischarmatz.org/?etrangler-le-temps

La Cuenta [Médélin-Marseille] https://compagniehylel.com/ En 2025, le 14 mars à Nice, le 25 avril à Marseille.

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