« Air – Condition »

Bien qu’on en ait pas toujours conscience, les genres picturaux comme le figuratif, l’impressionnisme, l’abstraction, l’expressionnisme, etc. se déclinent dans tous les autres arts, danse comprise. Plus généralement, toutes les catégories esthétiques peuvent se retrouver dans toutes les formes artistiques.

Le ballet Air-Condition du suédois Petter Jacobsson, directeur du CCN – Ballet de Lorraine depuis 2011, relève de l’abstrait mais d’une abstraction concrète ou physique, teintée d’anticipation voire de fantastique. Jacobsson et Thomas Caley, son complice à Nancy, se sont inspirés du fameux Saut dans le vide du peintre Yves Klein réalisé le 19 octobre 1960, rue Gentil-Bernard à Fontenay-aux-Roses et immortalisé par les photographes Harry Shunk et John Kender. Après tout, le vide est consubstantiel à la danse contemporaine, le plateau nu est pour elle une invitation autant qu’une gageure, il s’agit toujours en somme de remplir ce vide de mouvements corporels qui loin de le nier le révèlent en le sublimant dans une signification.

Une inspiration riche et féconde si l’on en juge par le résultat ! La chorégraphie d’Air-Condition est de toute beauté. Sur une musique astrale et devant une immense toile où une éclipse ou d’autres phénomènes astronomiques se produisent par le truchement des images de Tomás Saraceno, les danseurs et danseuses du corps de ballet lorrain donne une formidable existence au vide qui, en réalité, commence à la frontière de notre enveloppe charnelle, juste au-delà de notre peau. Jeux avec des cordes, roulades comme pierres qui roulent et portées élancées en saut de l’ange, tout le vocabulaire chorégraphique d’Air-Condition parle à notre sens de l’espace et peut-être de l’infini. Une dynamique du vivant est également convoquée mais ce qui signe le spectacle, ce sont des sauts dans le vide que Klein aurait certainement homologués comme des envols réussis. Séries de sauts planants, tournants, vrillants, depuis la scène vers la fosse d’orchestre. Et comme le public ne peut voir le fond de cette fosse inoccupée, il a l’impression que les humains volants s’y abîment dans le mystère d’une disparition magique. Très surprenant au départ, ces sauts se répètent sans jamais être prévisibles ni se ressembler. Ils se produisent avec un rythme et un nombre en parfaite harmonie avec l’écriture d’ensemble du ballet auquel la musique de L’île Re-Sonante d’Éliane Radigue apporte une juste vibration sonore, sorte de crescendo continu qui se maintient tout en se renouvelant à un très haut niveau d’intensité.

Mais sont-ce bien des humains ? Peut-être mais après leur installation sur une autre planète sans autre bagage que leurs corps quelque peu mutés… Corps qui s’agitent, s’animent, vont et viennent comme les ondes vibrantes de la lumière. Aux monochromes bleus du peintre, porteurs du fameux IKB (International Klein Blue), répond le gris uniforme des costumes unisexes des danseurs et danseuses créés par Birgitt Neppl avec l’Atelier Costumes du CCN – Ballet de Lorraine, sorte de combinaisons palmées sur les hanches qui s’offrent à la possibilité du vol plané.

Le ballet de Jacobson et Caley parvient par les moyens de la chorégraphie et par la dramaturgie de Lucie Tuma, à concrétiser la quête kleinienne d’un « absolu spirituel ». Le peintre aurait sans doute adoré ce langage autre qui, avec audace, fait signe au sien jusqu’à incorporer à la danse des prises de judo stylisées et réglées par Cédric Biganzoli.

Air-Condition est un voyage mental à bord d’un vaisseau spatial que nous possédons tous mais dont nous délaissons la potentielle navigation artistique, à savoir le corps humain. Sa portée philosophique est de clamer sans paroles que décidément aucune spiritualité ne peut se passer d’incarnation ou que la plus haute abstraction est toujours hyper concrète !

Jean-Pierre Haddad

Opéra Grand Avignon, vendredi 15 décembre 2023. Production CCN-Ballet de Lorraine en coproduction avec Centre Pompidou-Metz dans le cadre du projet « Artiste associé ».

Image : ©Laurent_Philippe