À lire les intentions de Martin Harriague, chorégraphe du ballet de l’Opéra d’Avignon et de Fabien Cali, musicien en résidence à l’ONAP, on pouvait s’attendre à quelque chose de beau, de fort et de surprenant. Mais, nous étions bien en-deçà de la réalité de ce Prométhée réinventé depuis une partition de Ludwig van Beethoven, celle de son unique ballet, Les Créatures de Prométhée (1801). Pour une première mondiale, ce fut de tout premier ordre, splendide, un sommet de création artistique, une œuvre unique et exceptionnelle qui ne mérite que de faire le tour du monde, de répandre sa lumière et son message. Est-ce exagéré, dithyrambique ? Nullement exagéré et proprement dithyrambique, au sens étymologique, donc en référence à Dionysos, divinité du dépassement joyeux et créatif des normes, comme Nietzsche en a redéfini la figure dans La Naissance de Tragédie en 1872. Le philosophe musicien opposait l’esthétique dionysiaque au style apollinien, autant dire le sensible au cérébral, l’inspiré au raisonné, le spontané au calculé, la démesure ou l’hubris à la mesure, ou encore le fougueux au retenu… Cette soirée de décembre de la saison Mythes de l’opéra d’Avignon, fut un moment de grande fusion entre musique, danse et aussi récit, muthos en grec, un récit relu, réécrit avec audace et pertinence. Également, une harmonieuse et fertile collaboration entre l’Opéra Grand Avignon dirigé par Éric Roels et l’Orchestre national Avignon-Provence, dirigé par Alexis Labat.

Parler de récit pour un ballet, est-ce approprié? La mise en danse et en scène de Martin Harriague introduit de la parole à certains moments du ballet, avec parcimonie et légèreté, lors de scènes de théâtre mimé se passant dans des salles d’un musée imaginaire, dédié à Prométhée qui le mérite bien. Mais ce n’est pas ce récit qui parle le plus, la musique et la danse se font ensemble, porteuse d’un récit allégorique. C’est en images scéniques, en mouvements de danse, en sonorités nouvelles, que l’œuvre se raconte à la salle.

Au commencement, dans le décor blanc d’un laboratoire céleste, Épiméthée et Prométhée, frères et fils du Titan Japet et de la nymphe Clymène, tentent d’apprendre aux Créatures, un humain et une humaine, à bouger leurs membres – technique vitale que le mouvement, pour des êtres non fixés au sol. Dans le mythe grec, Prométhée appelé à la rescousse par son frère démuni, ose voler le « feu sacré » et en faire don aux humains. Le feu symbolise la métallurgie et avec, toute la connaissance technique. Dans le mythe revisité par le chorégraphe, c’est la technique du mouvement, de la marche, puis de la danse qui deviennent les enjeux de la transgression du Titan audacieux. Pour ce qui est du feu, tout le ballet est du début à la fin, flamboyant.

Cette relecture est bien sûr orientée, mais inspirée et tellement spectaculaire ! Les Créatures vont apprendre à se mouvoir, et plus vite que prévu, plus librement que ne pensaient leurs initiateurs. C’est comme avec les premières techniques humaines : rudimentaires d’abord, par leur usage répété, elles ont été maîtrisées, perfectionnées et ont donné un avantage sélectif qui a permis à nos ancêtres de moins subir la pression de la sélection naturelle. Ici, l’enjeu est l’émancipation vis-à-vis des dieux tutélaires, danser devient la métaphore mouvante et corporelle de la liberté. Sur scène, les Créatures se multiplient, marchent, courent, dansent, sautent, volent presque ; elles créent une ronde joyeuse qui propulse le collectif humain vers sa propre aventure. Les danseuses et danseurs du corps de ballet de l’opéra déploient une énergie folle au service de la grâce de leur art. On croit voir s’animer sous nos yeux La Danse de Matisse… Les choses s’enchaînent comme dans le mythe et pas comme dans le mythe, car la lecture de Martin Harriague ne s’enferme pas dans la lettre, en transposant la fable, elle en sublime l’esprit tout en conservant les éléments essentiels. Tout le mythe est dans le ballet mais tout ce qui y figure est transfiguré, comme ce moment magique où quelque chose du châtiment de Prométhée, traverse le fond de scène, insolite, baroque et hiératique – laissons le futur public en découvrir le mystère ; ou encore comme ce rocher pris dans des chaines de douleurs, attendant Prométhée, et suspendu dans le vide, un surréel à la Magritte.

À cette relecture chorégraphique mais aussi théâtrale, s’ajoute celle musicale de Fabien Cali. Le compositeur contemporain s’est glissé courageusement dans la partition de Beethoven pour en prolonger des passages, pour en amplifier l’écriture au moyen d’une hybridation musicale excellemment réussie – là où le croisement des genres donne une vie nouvelle et plus belle ! Non seulement les deux partitions fusionnent à merveille, mais merveille des merveilles, l’orchestre joue dans un dispositif unique qui donne à voir en pleine lumière la musique jouée, la danse gestuelle des instrumentistes ; ce que l’on entend d’habitude à l’aveugle, montant de la fosse d’orchestre, descend cette fois des cieux vers le ballet et le public.

En offrant le feu aux créatures humaines, Prométhée s’engage, il leur promet une réussite exceptionnelle au sein des autres espèces animales. Cela n’a pas manqué de se produire historiquement, selon un processus qui nous a mis à part, mais qui désormais nous responsabilise. Créer en art, c’est aussi promettre, c’est faire le pari d’une existence possible, celle d’une œuvre en plus ; c’est viser une communion esthétique, un partage symbolique. La création double et croisée de Martin Harriague et Fabien Cali qui ont osé dérober à Beethoven son seul et unique ballet pour nous l’offrir renouvelé, est un pari gagné et surtout un don d’une infinie générosité. Leurs intentions promettaient du jamais vu, du jamais entendu. Promesse mille fois exaucée! Ce Prométhée déchainé a fait le bonheur d’un public enthousiaste, applaudissant longtemps et debout.

Une première mondiale de haut niveau, peut-être même mondialement première !

Jean-Pierre Haddad

Direction musicale, Swann van Rechem

Chorégraphie, Martin Harriague en collaboration avec les danseurs

Mise en scène, décor, lumières Martin Harriague

Dramaturgie, Claire Manjarres & Martin Harriague

Costumes, Mieke Kockelkorn

Danseur.euse.s, en personnages et créatures : Daniele Badagliacca, Sylvain Bouvier (Zeus et Épiméthée), Lucie-Mei Chuzel, Elisa Cloza, Aurélie Garros, Evan Inguanez (Épiméthée), Léo Khebizi, Hanae Kunimoto, Tabatha Longdoz, Kyril Matantsau (Prométhée), Ari Soto, Giorgia Talami

Une création mondiale en coproduction Opéra Grand Avignon & Orchestre national Avignon-Provence

Opéra Grand Avignon, Place de l’Horloge, 84000 Avignon. Vendredi 12 et samedi 13 décembre 2025 à 20h00. OGA : https://www.operagrandavignon.fr/promethee

ONAP: https://www.orchestre-avignon.com/fabien-cali-compositeur-en-residence/

Tournée prévue au printemps 2026 en France et en Espagne.

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