En 2017 est mis au programme du concours de l’agrégation de lettres un poème d’André Chénier, une pastorale classique où un berger tente de séduire une bergère. Mais à la lecture moderne, elle n’apparaît plus comme une scène de séduction mais comme une scène de viol, le berger continuant ses assauts jusqu’à l’acte sexuel final alors que la bergère répète maintes fois « non ». Une jeune enseignante lance alors un tweet, #cheniercultureduviol, qui devient viral. Les media reprennent l’affaire et comme il s’agit de l’université et qu’elle implique l’Éducation Nationale, les arguments s’affinent.
Bérénice Hamidi, professeure en esthétique et politique des arts vivants à Lyon 2 et Gaëlle Marti, professeure de droit public européen à Lyon 3 se sont saisies de cette controverse, qui a vraiment eu lieu, pour poser une série de questions : celle du consentement toujours au cœur des débats dans les affaires de viol, celle de la lecture des œuvres d’hier, ancrées dans les conventions sociales de leur époque, avec nos yeux d’aujourd’hui, celle de la responsabilité des artistes dans la perpétuation de la culture du viol ce qui entraîne un débat sur la liberté d’expression, celle de l’artiste mais aussi celle de celui ou celle qui le critique. Elles ont imaginé un procès fictif où André Chénier, revenu du royaume des morts, défendrait son œuvre en intentant un procès en diffamation à l’étudiante qui a lancé le tweet. Pour que ce soit plus spectaculaire et pour pouvoir faire appel à un jury elles ont imaginé un procès en Assises.
Nous sommes donc dans une salle d’audience avec un juge et ses deux assesseurs, le procureur, le plaignant et l’accusée avec chacun leur avocat. Le tribunal a convoqué des experts pour éclairer le débat et, pour le délibéré, six spectateurs volontaires et choisis dans le public vont argumenter pour décider du verdict. L’enjeu n’est pas de juger un violeur, mais de décider de la responsabilité de l’artiste qui véhicule une « culture du viol ». Dès le début de la pièce un texte s’inscrit en fond de scène justifiant juridiquement l’existence de ce procès hors-normes et c’est drôle. En mélangeant réalisme sur les procédures judiciaires et fiction avec ce poète revenu d’entre les morts, qui en est resté au discours vieux jeu, confondant séduction et forçage, qui défend le primat de la liberté créatrice sur la cause féministe et use de la plainte pour diffamation qui reste encore l’arme des hommes accusés de violences sexuelles (voir PPDA ou Nicolas Hulot), la pièce introduit des moments de comique jubilatoire dans un débat qui pourrait paraître austère. Les deux autrices et metteuses en scène ont voulu aussi nous interroger sur notre rapport à l’image lorsqu’il s’agit de violences sexuelles. Le poème est donc filmé sous deux angles, celui de la séduction et celui de l’agression, et pour le public, comme cela l’a été pour l’équipe artistique, les deux versions fonctionnent ce qui démontre que l’on ne décrypte pas toujours ce qui est sous nos yeux !
Adèle Gascuel interprète La bergère et l’étudiante poursuivie pour diffamation et Éric Massé le berger et André Chénier. Tous deux sont des comédien.ne.s professionnel.le.s, elle, pleine de la colère de ne pas être entendue, lui à la fois sûr de son droit d’artiste et drôle dans son incompréhension de ce qui se passe quand on parle de réseaux sociaux ou de droits des femmes. Tous les autres acteurs et actrices sont des professionnels du droit et de la littérature qui parlent au nom de leurs compétences professionnelles.
Un spectacle intelligent et stimulant sur un sujet qui mérite mieux que les empoignades auquel on le réduit trop souvent.
Micheline Rousselet
Jusqu’au 29 novembre au Théâtre de la Cité Internationale, 17 bd Jourdan, 75014 Paris -lundi, mardi à 20h, jeudi, vendredi à 19h, samedi 18h – Réservations : 01 85 53 53 85 ou theatredelacité.com – les 9 et 10 décembre au Théâtre du Point du Jour à Lyon
Des militants partagent ici des critiques littéraires, musicales, cinématographiques ou encore des échos des dernières expositions mais aussi des informations sur les mobilisations des professionnels du secteur artistique.
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