On dira que ce n’est pas évident de danser sur des chansons de Brel… Trop de mots, des mots trop forts, un chanteur trop entier dont l’image corporelle imprègne trop les mémoires, une façon de chanter qui est déjà une danse des mots et des mâchoires. Et pourtant La valse à mille temps ; et pourtant « les flamandes dansent sans rien dire »… Et pourtant toute une imagerie du chanteur, sa poétique au hachoir, découpée, articulée. Et puis, là où il y a musique, ne serait-ce que celle d’un phrasé, il y a danse possible, voire appelée.

Anne Teresa De Keersmacker a dansé sur des chansons de Joan Baez mais Brel fait partie de son histoire. À quinze ans, en cours de français, elle fait un commentaire du Plat pays où Brel « lit » le paysage flamand, le paysage d’Anne Teresa. Le grand plateau de la Carrière de Boulbon est un plat pays où la chorégraphe et son complice Solal Mariotte ont choisi de faire danser les textes et le souvenir de Brel.

Puisque nous y sommes, dans cette illustre carrière, parlons d’emblée de la scénographie de Michel François. Une grande scène noire toute en largeur avec en son fond une sorte de muret bas sur la tranche duquel les paroles des chansons de tout le spectacle vont défiler au rythme des enchaînements. Ce n’est rien et c’est beaucoup, pas des sous-titres car les chansons parlent notre langue et nous la leur, mais le défilé d’une mémoire collective faite de mots, phrases, refrains qui passent en bande comme une impression mentale qui se déroulerait en nous. Sur le devant de la scène une présence-absence du chanteur en la personne squelettique d’un micro sur pied comme celui qui se tenait bien droit devant Brel en scène et qui venait aspirer son souffle, capter les moindres détails de son accent. Le micro ne dansera pas mais Anne Teresa et Solal tourneront autour de lui comme autour d’un totem – figure tutélaire de la tribu qui incarne des interdits que l’on transgresse lors de rares cérémonies. Et justement, ce soir-là est un soir de cérémonie, plus qu’une célébration, quelque chose de mystérieux où une assemblée fébrile attend la manifestation d’un esprit chantant et pourquoi pas, sa réincarnation. Danse, musique et paroles doivent servir de médium. Deux corps dansants, prêtresse et prêtre, vont invoquer l’esprit du chanteur… Dans nos têtes d’abord, puis sur les parois de la carrière, comme sorti de la pierre, il apparaît en images furtives ou géantes. En noir et blanc dans la nuit, son visage articule ses paroles à s’en décrocher les mâchoires, son complet veston et sa fine cravate noire, la sueur de son front qui pleure le plat désespoir ou s’inonde du bonheur de la folie ordinaire. Sur la scène, Ne me quitte pas est dansé par Anne Teresa De Keersmacker et elle nous fait comprendre qu’il est toujours là, quelque part entre nous – on ne se quitte pas. Dans un moment singulier de la création vidéo de Stijn Pauwels, la chorégraphe avance nue à la rencontre de l’image projetée sur la pierre et le miracle se produit, une image réduite du chanteur se projette sur son dos de chair alors que l’ombre portée de la danseuse vient s’incruster dans l’image géante et minérale du chanteur. Ni fusion ni confusion, mais un échange, une rencontre imaginaire mais physique, un acte de don de soi où le public reçoit infiniment de l’autre, une plénitude qui ne peut se produire que dans un grand vide, le vide nocturne qui habite Boulbon.

Comme dans mille valses qui ne durent qu’un temps, ça danse et tournoie comme sur une large plage du nord à demi obscure. Il faut cette incantation physique pour que le charme agisse. Sur le plateau, quelque chose de la gestuelle du chanteur est repris métaphoriquement par Solal Mariotte qui déploie une énergie gesticulante rappelant les mouvements nerveux du chanteur. Anne Teresa De Keersmacker suit les mélodies, les inflexions de voix. Rien n’est laissé au hasard dans la dramaturgie de Wannes Gyselinck ou dans la création lumière de Minna Tikkainen et de Maria van Kessel, mais rien non plus ne semble fabriqué, tout ressemble à un poème du lieu ou à un rêve éveillé. Le spectacle se déroule comme s’il était porté par lui-même, une vie autonome. Certes, cela tient beaucoup aux chansons qui s’enchaînent comme une génération spontanée, des chansons que le public connaît et reconnaît, mais rarement un spectacle mêlant danse, chanson et vidéo n’a dû atteindre ce degré de symbiose et cette puissance évocatrice.

Un enchantement dansé.

Jean-Pierre Haddad

BREL, Anne Teresa De Keersmaeker et Solal Mariotte, Festival d’Avignon, Carrière de Boulbon. Juillet 2025.

Tournée 2025-2026 :

  • Du 28 au 31 juillet 2025 Akademietheater, Impulstanz (Vienne, Autriche)
  • 27 et 28 août 2025 L’Intime Festival Grande Salle (Namur, Belgique)
  • 8 et 9 novembre 2025 Internationaal Theater Amsterdam (Amsterdam, Pays-Bas)
  • Du 26 au 29 novembre 2025 De Singel (Anvers, Belgique)
  • 10, 11 décembre 2025 La Comète Scène nationale (Châlons-en-Champagne)
  • 19 et 20 décembre 2025 Teatro Central (Séville, Espagne)
  • Du 7 au 18 janvier 2026 Théâtre National Wallonie-Bruxelles (Bruxelles, Belgique)
  • Du 31 mars au 2 avril 2026 VIERNULVIER (Gand, Belgique)
  • 5 mai 2026 Cultuurcentrum Hasselt (Hasselt, Belgique)
  • Du 11 au 20 mai 2026 Théâtre de la Ville (Paris)
  • 4 juin 2026 Leietheater (Deinze, Belgique)

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