On connaît peu les choses extrêmes : sports extrêmes, maladies extrêmes ; extrémité d’une performance sportive non exempte de danger, extrémité d’une maladie mortelle. Aux limites de l’effort, aux limites de la souffrance, il y a l’acceptabilité, la soutenabilité, la résilience.

Sur la scène, une jeune femme en costume… de bain. Elle raconte son engagement dans la nage extrême : nage en eaux froides, très froides, en dessous de cinq degrés. Cette femme pourrait être Marion Joffle, jeune nageuse entrée récemment dans le Guinness des Records, mais sur scène, c’est Léna Bokobza-Brunet qui va nager pour elle, d’une nage toute théâtrale. Elle est en maillot, bonnet de bain, lunettes de nage car elle s’apprête à traverser la Manche. Le départ est donné, le corps se met en mouvement, mouvements de crawl, bras et jambes. En plus de nager, elle dit l’effort, les difficultés de la traversée, ses impatiences… Nager hors de l’eau et sur place est-ce possible ? Non seulement c’est possible au théâtre, mais parfaitement crédible. Autre chose qu’une performance sportive ; la scène est performative, jouer c’est être.

Extrémité de l’effort puis arrivée sur la côte française en neuf heures et vingt-deux minutes, la nageuse reprend longuement son souffle et passe le relai à une autre femme plus âgée, Élise Vigier. Elle est assise parmi les spectateurs, parce qu’elle est dans une salle d’attente. D’ailleurs la salle de la MAÏF (partenaire hors-les-murs du Train Bleu) où se joue la pièce, ressemble beaucoup à une salle d’attente d’hôpital : murs blancs, fenêtres coulissantes en alu., faux-plafonds et lumière crue des néons. Plus tard, le lieu-théâtre ressemblera à la banquise, elle aussi toute blanche, avec ces faux reliefs de glace au milieu de la pièce. Cette femme parle, puis se lève pour poursuivre le récit de son personnage féminin à elle. L’extrémité expérimentée cette fois, est carrément celle de la vie, elle a côtoyé la mort ou plutôt le caractère mortel de la vie, de sa vie. Elle a vécu un danger de mort par cancer. Elle raconte avec précision et émotion mais sans pathos, sa traversée à elle : le choc de l’annonce, les médecins et leurs discours trop savants pour être humains, l’épreuve du parcours de soin – épreuve de soi, les protocoles de traitements qui sont aussi des mises en péril, les espoirs de rémission, la tentation de la démission…

Par alternance, chacune reprend son récit. Elles passent par l’enfance ou par l’antarctique pourtant la croisée des chemins n’est pas loin. Le corps humain ne contient pas un esprit, l’esprit est idée du corps, tout ce que ce dernier vit dans sa chair, l’esprit le vit aussi par sensations, affects, idées. Lors d’expériences extrêmes, corps et esprit font l’épreuve d’une dissociation modale. Le corps semble réduit à une mécanique en proie à la panne, à du biologique en lutte contre sa mortelle entropie. Alors, l’esprit a un mal fou à rester incarné, des pensées se détachent du moment : la nageuse a pu s’imaginer entièrement congelée, la malade totalement grignotée de l’intérieur par le crabe-cancer. Et puis la chaleur, la vitalité, l’adéquation et le bonheur d’être reviennent…

Avec finesse, la pièce fait se rejoindre les expériences des deux femmes. En se rencontrant, en se racontant, la joie s’augmente du partage. « Les deux histoires se mélangent, se confondent et racontent les apnées, les incertitudes, le comique des situations, le frottement avec l’absurde… » dit Élise Vigier, également autrice et metteuse en scène de la pièce.

La création musicale d’Etienne Bonhomme intègre des sons et bruits de la mer, c’est comme une partition aquatique dans laquelle baigne cette exploration sous-marine d’une résilience heureuse. Nager, c’est un peu danser ou l’inverse. Les deux femmes inventent alors une danse délicate et sororale qui fête leur rencontre par-delà leurs différences de vécu et d’âge. Quelque chose comme un instant de grâce se produit alors, imprégnant le lieu, réunissant public et comédiennes. A la fin, un silence fait lien.

Cette plongée aux extrémités de l’effort vital est sous-titrée avec humour Portrait d’une jeune femme givrée et de fait, la pièce ne manque pas de légèreté et de drôlerie. Sur la ligne d’arrivée, c’est quand même le grand dégel, la vie l’emporte, comme disait Nietzsche « Ce qui ne me tue pas me rend plus fort. »

Jean-Pierre Haddad

Avignon Off. Le Train Bleu, rue Paul Saïn, Avignon. Du 4 au 24 juillet 2025 à 14h30.

Site de la Compagnie Les Lucioles : https://www.theatre-des-lucioles.net/spip.php?article261


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