
Depuis trois ans et encore pour une année, Gwenaël Morin poursuit avec le Festival d’Avignon et l’Association Jean Vilar, le projet : Démonter les remparts pour finir le pont. Le Songe, en 2023, Quichotte en 2024 et pour l’édition 2025, Les Perses d’Eschyle (- 525 ; – 456), la plus ancienne pièce de l’histoire du théâtre, jouée en 472 av. J.C. à Athènes. Un projet fait de rencontres sur le territoire et de travail concret mais porté par une double métaphore. D’abord, démonter n’est pas détruire, mais défaire avec méthode pour pouvoir construire autre chose, faire du neuf avec du vieux. Ensuite, les Remparts d’Avignon enferment la ville et ses principaux lieux de culture, il s’agit en les « démontant » de les faire sortir, d’aller vers l’extramuros, vers une collectivité sans restriction, sans clôture. Le fameux Pont d’Avignon l’est par son inachèvement. Il s’arrête au milieu du Rhône et ne permet pas de le traverser. Quand on s’y engage, il faut à un moment, rebrousser chemin et on se retrouve sur la rive de départ… ou bien y rester et danser !
Cette année, Gwenaël Morin nous invite à une méditation sur la guerre, cette chose omniprésente dans l’humanité, dans l’histoire comme dans l’actualité ; cette chose qui tue beaucoup et dans les deux camps qui s’affrontent. Cette chose qui détruit et ne construit rien, mais relance la construction d’armes de destruction ! Un stratège prussien qui fit face à Napoléon, du nom de Clausewitz, disait que « La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. » Bien vu, mais il s’agit alors d’une politique déjà porteuse de guerre, inscrite dans une conflictualité négatrice de l’autre. Et si l’on inventait une politique du faire la paix, du vivre dans la concorde, avant de tous s’entretuer ?
La pièce d’Eschyle évoque la Bataille de Salamine (480 av. J.C.) qui vit la flotte grecque dix fois moins nombreuse que le camp d’en face, mettre en déroute la flotte de l’Empire Perse, avec à la tête Xerxès 1er qui venait jusqu’aux rivages du Pirée tenter de coloniser ce qui allait devenir le berceau de l’Occident. La pièce d’Eschyle est singulière car elle se concentre sur la défaite des Perses, vécue depuis le Palais de Suze où la reine mère, entourée d’un chœur de vieillards, reçoit la nouvelle de la défaite. Le messager décrit la débâcle et énumère la liste des chefs morts mais le fils ambitieux est sur le chemin du retour. Eschyle lui-même a participé à cette fameuse bataille, bien évidemment du côté des vainqueurs, mais il traverse le pont, franchit les remparts et fait parler les perdants, donne à entendre leur plainte. Après le retour de Xerxès, son père Darius 1er quitte le séjour des morts et se hisse à la surface des vivants pour dénoncer avec virulence l’hubris de son fils, comme si la seule voix de sagesse possible ne pouvait être qu’une voix d’outre-tombe ! Le père accuse la démesure de son fils et la condamne avant de retourner chez Hadès. Grande leçon d’éthique politique de la part d’un dramaturge impliqué. Au lieu de verser dans le triomphalisme et d’offrir au public de son camp l’image de sa puissance et de son audacieuse victoire, il lui fait entendre les vaincus, leur malheur et leurs lamentations mais aussi une leçon à méditer de part et d’autre !
Comment mettre en scène aujourd’hui une telle œuvre ? La situer à Moscou, après une souhaitable défaite des armées de Poutine en Ukraine ? Les « théâtres de guerre » ne manquent pas en ce premier quart de 21e siècle et l’hubris de dirigeants autocrates déguisés en Présidents non plus. Nul besoin d’actualiser le contexte puisque c’est la portée universelle du discours de Darius qui immortalise la pièce. Gwenaël Morin choisit avec raison de livrer un texte d’Eschyle adapté mais dans la plus totale simplicité, dans la radicalité de la langue proférée, comme un chant au service de la tragédie et de sa sagesse. Dans le jardin clôt de la Maison Jean Vilar auquel on accède par une sorte de labyrinthe qui participe à la magie du théâtre, la nuit est tombée et dans une luminosité minimale, on distingue entre les arbres, deux grands cercles blancs tracés au sol, avec une intersection vide… Les acteurs joueront avec cette géométrie. Symbole des deux camps et de leur rencontre dans le trou noir de la guerre ? Ou de la lutte entre la vie et la mort, l’anneau de vie et celui de mort se chevauchant en créant une zone de confrontation? Jeanne Bred, Fabrice Lebert, Gilléry Ngamboulou et Julie Palmier, des comédiennes et comédiens rencontrés lors de l’atelier mené depuis 2023 à Avignon, nous livrent le texte d’Eschyle dans un dépouillement troublant, une parole coulée dans l’airain des glaives mais pour trancher dans la folie humaine, une énonciation hiératique, édifiante. Le sentiment que tout s’effondre mais qu’il subsiste une infime chose humain nous envahit. Mais quoi ? La parole ? Une vérité ? On ressent comme l’évidence d’une beauté ténébreuse et complexe, quelque chose à réinventer.
Jean-Pierre Haddad
Festival d’Avignon, Création 2025. Les Perses, Jardin de la Maison Jean Vilar, Avignon. Du 8 au 25 juillet, à 22h. Information : https://festival-avignon.com/fr/edition-2025/programmation/les-perses-351286
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