
Au commencement était le texte. Mais un texte de Virginie Despentes est plus qu’un texte, c’est un cri, une gueulante, un pavé dans la mare. Marre de tout ! Tout le système. Système capitalise, sexiste, machiste, fasciste, longue liste… Dans Rien n’a jamais empêché l’histoire de bifurquer, le pavé c’est la liberté (tradition française !) et la mare, les frontières mais aussi la soumission ordinaire, l’enferment moral, l’intériorisation du contrôle policier. Le pavé c’est l’appel à la révolution et la mare, c’est l’Histoire, avec une grande « H » ! On connaît l’esprit de révolte de Virginie Despentes, mais dans ce cri, une chose nouvelle se fait entendre, comme un désir d’inscrire la révolte dans l’Histoire en lui donnant une dimension collective et transformatrice. Contre le T.I.N.A., « There is no alternative » de Thatcher repris par Macron (sans le dire mais en le martelant), ce sont des artistes qui viennent nous rappeler que l’histoire n’est jamais écrite d’avance et qu’elle n’a jamais un cours indéfiniment linéaire. Manière de se souvenir du concept de Bifurcation de Daniel Bensaïd, théoricien trotskyste mort en 2010. Despentes suit la sienne de pente et logiquement, passe de la révolte individuelle à la révolution collective. Quand l’oppression atteint le cœur des corps et des esprits, le sursaut ne peut rester intérieur ou privé (privé de quoi ?) et puisque l’atteinte vient de l’extérieur, il faut attaquer les causes externes du mal-vivre interne et externe. Processus de révoltelution.
La posture politique de Despentes prend, volontairement ou non, une pente spinoziste. L’individu est perméable, « je suis imperméable à rien » dit-elle ; chacun est constamment affecté par des causes extérieures et la réalité de nos affects est à la fois interne et externe, dit Spinoza. « La frontière n’est pas ma bouche ou le bout de mes doigts » et « rien ne me sépare de la merde qui m’entoure », dit-elle ; l’individu humain est un être de et en relation, relié à la nature et à la société humaine, « L’homme n’est pas un empire dans un empire » dit-il, il ne peut se mettre réellement à l’écart, l’humain est transindividuel. « La liberté me traverse » dit Despentes ; la servitude aussi nous traverse et la réponse de liberté est une traversée contraire, celle d’un agir qui connaît et comprend les déterminations du réel, pour le penseur hollandais du 17e s.
Sur la scène non pas de l’Histoire mais de théâtre, Anne Conti s’est emparée du cri-appel de Despentes pour le pousser-lancer. En plateau, les ruines du monde actuel. Le corps assis au loin qui nous accueille de dos et encapuchonné, se lève, se tourne vers nous et commence la reconstruction, l’action libératrice, disant le texte comme le chant de la bifurcation de l’Histoire. Elle ne le fait pas seule car le texte a du rythme, de la musicalité, des basses et des aiguës, du souffle… Rémy Chatton pour les cordes (de violoncelle et de guitare électrique) et Vincent Le Noan face à un pupitre élargi de fûts et de cymbales du monde entier (une vraie internationale de la percussion !), ces deux camarades de longue date d’Anne Conti, accompagnent l’artiste porte-parole d’une Virginie Despentes qui cette fois, explore l’espoir du changement, le rêve d’une utopie révolutionnaire faite de douceur et de bienveillance !
Et comme pour dire que l’utopique cesse de l’être dès qu’on commence à la réaliser l’utopie, le théâtre de ruines sur lequel s’ouvre le poème rock-punk de l’écrivaine, va être transformé sous nos yeux par Conti. Portant parpaings et gravats, déplaçant les murs effondrés, la femme artiste et artisane de la transformation, dessine sous nos yeux, telle une travailleuse de l’à-venir, un nouveau paysage du monde fait de levers de soleils inédits et de lunes amies.
Oui, l’histoire peut bifurquer, et d’ailleurs elle le fait depuis toujours. Il y a deux façons de bifurquer en histoire, sans s’en apercevoir ni s’en mêler ou en provoquant le changement de route, d’aiguillage ! Certes, le théâtre ne fera pas dévier l’Histoire à lui tout seul, il a ses limites. Mais, passant d’une esthétique de la représentation à une esthétique du sensible au sens de Jacques Rancière, rien ne l’empêche de se vouloir par son pouvoir d’affecter, un agent de l’écart historique ; même goutte d’eau dans la crue, il peut avoir sa part.
La musique des deux compères est vibrante, vivifiante, traversante comme le sont les paroles du chant et les idées du texte ; laissons à ce dernier les mots de la fin : « Que ceux qui n’ont jamais parlé ouvrent la bouche, je veux ressentir que j’appartiens à toute l’humanité, prendre conscience de son invisible tissu. Les frontières fixes sont toxiques. Tout nous traverse. » et « Nous sommes en position de force car nous sommes des existences différentes et nous avons de la joie. Nous sommes un corps collectif. »
Ce jour-là, le public ému et debout n’en doutait pas, le rêvait même.
Jean-Pierre Haddad
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