
La dernière création de Tiago Rodriguez présentée lors de la 79e édition du Festival d’Avignon est du théâtre. Banal ? Non, car il s’agit d’insister sur le fait que La Distance est une pièce d’une véritable facture théâtrale. Ni performance, ni « théâtre de soi » (équivalent de l’autofiction littéraire), mais une pièce qui porte et dépasse en les prolongeant, les deux ancêtres du théâtre en Europe. D’une part, le théâtre grec antique qui s’adresse à la Cité en la personne collective du public ; sauf que ce n’est pas, ici, pour le purger de ses passions antisociales mais pour satisfaire son besoin de réflexion et éveiller l’exigence éthique et politique de son engagement citoyen. D’autre part, notre théâtre classique par la référence à la règle des trois unités (un temps, un lieu et une action principale) qui sont à la fois tenues et subverties, car le théâtre de Tiago Rodriguez est d’abord et avant tout un théâtre de et pour notre temps. C’est aussi un théâtre dialectique au sens où il produit des contradictions dont il se nourrit pour exister, pour trouver sa dynamique, son rythme et surtout son incarnation problématique, interrogative, questionneuse dans notre réalité commune.
Cette Distance est celle de la Terre à la planète Mars. Distance interplanétaire, 18 mois de traversée spatiale, c’est dire la distance ! Pourtant c’est de rapprochement entre un père et sa fille dont il est question. Il et elle correspondent par messages, d’abord avec toute la lenteur du trajet des ondes entre Terre et Mars, puis avec de plus en plus de rapidité due non pas au rétrécissement du système solaire mais au désir croissant de se parler, de se retrouver au moins dans l’échange. Voilà pour l’action principale, simplifiée… Depuis Einstein, temps et espace sont corrélés, les deux premières règles deviennent donc une seule, celle de l’espace-temps. Là se révèle toute la pertinence de la scénographie de La Distance : par l’artifice technique d’une tournette (un disque en rotation sur lui-même), la totalité du décor est à la fois rassemblée et divisée en deux moitiés ; sur l’une, la Terre dévastée et le père, sur l’autre, Mars inhospitalière et la fille. L’histoire se déroule en 2077, c’est-à-dire presque aujourd’hui et l’anticipation de la catastrophe terrienne qui a motivé le départ de la fille est presque en retard sur le présent ! La rotation qui évoque aussi celle des planètes sur elles-mêmes, est d’abord lente, mais comme dans la relativité générale, le temps est relatif à la vitesse de déplacement du système de référence et que ce dernier est plus mental que matériel puisqu’il est fait du désir d’échange entre le père et la fille, la tournette s’accélère. Accélération traduisant à son tour, l’urgence grandissante que les deux personnages éprouvent de revisiter ensemble un passé de souvenirs heureux mais fait d’incommunicabilité, de ratages et d’attentes déçues. Urgence, car l’oubli menace ! Un oubli chimique et politique, comme un fatum mais choisi par la fille… Lenteur, vitesse, accélération. Proximité retrouvée mais sans espace partagé, ni espoir de réparer ? Nous sommes dans une tragédie moderne voire futuriste. Utopie ou dystopie ? Plutôt une topique, une structure spatiale qui organise des lieux en tension, qui fonctionne par sa dynamique propre.
A certains moments, la tournette va tellement vite que l’on croit assister à un champ-contre-champ cinématographique. L’échange ressemble presque à un dialogue face-à-face qui pourtant n’a pas lieu, la caméra de notre œil voit ce que chacun des personnages ne voit pas de l’autre. Cette vitesse de rotation de la tournette a des effets dramatiques paradoxaux mais physiquement normaux : sa force centripète rapproche père et fille qui sont réellement très éloignés mais celle centrifuge les éloigne alors que leur « dialogue » les rapproche ! La tournette est partagée en son milieu par une droite qu’on nomme est en géométrie, médiatrice… Dans le vrai théâtre, tout fait sens et rien de ce qui ne fait pas sens n’est pas présent sur scène, car la scène est l’équivalent de l’œuvre plastique ou musicale pour le théâtre. Cela peut être involontaire mais nullement dû au hasard, car l’intention théâtrale a aussi un Inconscient. Mille bravos à Fernando Ribeiro pour la scénographie !
Pour autant Tiago Rodriguez fait un théâtre très humain, sensible, mais avec un goût de la technique qui en fait presque un « acteur », pour le moins un facteur d’agentivité de sa dramaturgie. Dans La Distance, la chose est manifeste : il crée une machine-théâtre, un dispositif dans lequel les personnages vont évoluer mais qui a sa propre force de dramatisation, ici double et inverse : séparation et rapprochement. La machine qui rappelle le Deux ex machina des dramaturgies classiques, joue un rôle au moins égal au jeu des acteurs ; ou plutôt, leur jeu est calé sur le fonctionnement du dispositif et inversement. Tout va de concert dans la belle mécanique céleste du théâtre rodriguezien et comme le mouvement parfait des planètes, la pièce avance « naturellement » par le jeu des acteurs et par le mouvement de la machinerie. Mais comme aucun mouvement n’est vraiment parfait, la progression de la pièce aura des accidents et des surprises, des hauts et des bas, des accélérations et des ralentissements, des espoirs et des déceptions, des tensions et des relâchements, des pleins et des vides, des possibles et de l’impossible. Et le public se retrouve vite embarqué dans ce véhicule-théâtre sans savoir où tout cela le mènera mais avec bonheur ! L’engin paraît sans pilote mais le timonier est bien là ou a été là, avec les acteurs et la machine. Énormément là, jours (de répétition) après nuits (d’écriture) ; là, à la table de lecture avec l’équipe de la pièce ; tellement là qu’il peut désormais s’absenter et laisser vivre et voyager son théâtre, librement, à sa vitesse de croisière dans l’espace interplanétaire de nos imaginaires. Mais ce théâtre est beau et fort parce qu’en même temps il respecte scrupuleusement le réel tout en énonçant des vérités qui nous rassemblent. Il repose sur la transposition sensible, la mise en chair d’une idée simple et juste, mais qui incarnée, va se compliquer… Les 225 millions de kilomètres qui séparent la fille et le père sont aussi un personnage. Peut-il être terrassé ou bien faut-il « la Terre assez » ?
Tiago Rodriguez ne fait pas seulement du théâtre, il aime le théâtre comme il aime la vie et comme il aime les acteurs. Cela se voit encore dans la Distance où personnages et acteurs sont si en accord en eux-mêmes et entre eux qu’on pourrait dire qu’ils sont en bien-être. Adama Diop est un père dans le remplacement impossible du maternel et dans l’urgence du rapprochement avec sa fille. Alison Dechamps est une fille dans le reproche libérateur, injuste mais nécessaire ; dans la rupture anthropologique qui accuse le pouvoir dévastateur de quelques terriens tout-puissants et veut abolir passé et anciennes générations dans une migration martienne sans retour. Leur talent est sublimé par la pièce et le texte est sublimé par leur jeu. On y croit tellement et malgré l’artefact que lorsque la tournette s’arrête, la tragédie vit encore en nous. La comédienne et le comédien rendent largement à l’auteur et au metteur en scène son amour du théâtre par leur intensité et l’engagement dans le jeu. En même temps, elle et il redirigent cet amour vers nous, le public, en jouant « La Distance »et celle propre au théâtre dans une infinie proximité.
Jean-Pierre Haddad
Création Festival d’Avignon 2025 – L’Autre Scène, Av. Pierre de Coubertin, Vedène. Du 7 au 26 Juillet à 12h et à 17h30 les 9,12, 16 et 19 juillet. Relâche les 10, 17 et 24 juillet.
Tournée : 10 et 11 septembre 2025 Divadlo International Theatre Festival (Pilsen, Tchéquie) ; 17 et 18 septembre 2025 Plovdiv Drama Theatre (Bulgarie) ; du 1er au 3 octobre 2025 Malakoff Scène nationale – Théâtre 71 ; 10 et 11 octobre 2025 De Singel (Anvers, Belgique) ; du 15 au 17 octobre 2025 Maillon – Théâtre de Strasbourg Scène européenne ; du 22 au 24 octobre 2025 Teatro Stabile di Napoli (Italie) ; du 5 au 7 novembre 2025 La Comédie de Clermont-Ferrand Scène nationale ; du 13 au 23 novembre 2025 Théâtre Vidy-Lausanne (Suisse) ; 26 et 27 novembre 2025 MC2 Grenoble ; 1er décembre 2025 Équinoxe Scène nationale de Châteauroux ; du 15 au 18 janvier 2026 Centro Dramático Nacional (Madrid, Espagne) ; du 21 au 25 janvier 2026 Teatre Lliure (Barcelone, Espagne) ; 29 et 30 janvier 2026 Le Bateau Feu Scène nationale de Dunkerque ; 3 et 4 février 2026 Le Volcan Scène nationale du Havre ; du 7 au 10 mai 2026 Onassis Stegi (Athènes, Grèce) ; 15 et 16 mai 2026 Piccolo Teatro di Milano – Teatro d’Europa (Milan, Italie) ; 21 et 22 mai 2026 Théâtre de Grasse – Scène conventionnée d’intérêt national Art & Création ; 27 et 28 mai 2026 Scènes et Cinés – Scène conventionnée d’intérêt national Art en territoire (Istres) ; 2 et 3 juin 2026 Théâtre du Bois de l’Aune (Aix-en-Provence).
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