
On connaît les premières notes de l’Introitus de cette si paradoxalement magnifique messe des morts. Son premier air nous installe d’emblée dans un double affect de tristesse et d’élévation, de petitesse et de grandeur, de sublime au sens kantien. On vibre tous aux modulations vocales du Kyrie et tout le reste de l’œuvre tant jouée que chantée, nous apporte encore une infinie variété de sensations, d’émotions nous transportant dans un ailleurs qui est cependant là, proche et lointain, autour de nous autant qu’en nous, nous enveloppant dans une impression d’ensemble difficilement descriptible.
En revanche, on peut considérer sans grand risque que nous sommes très peu nombreux sur terre (ou ailleurs) à avoir pu assister à une mise en geste de cette musique, à sa visualisation ! Or, c’est bien ce qui a été offert aux spectateurs qui ont rempli l’Opéra d’Avignon, le vendredi 13 juin 2025, de l’orchestre au poulailler. Certes, tous ces spectateurs n’ont pas entendu ou totalement entendu la musique de Mozart puisqu’une bonne part d’entre eux était malentendante, mais du fait de leur présence tous les autres ont pu à la fois entendre et voir un Requiem chansigné et cela fut pour eux une expérience unique et rare, inoubliable sans doute. L’effet est si fantastique, si surprenant, si artistique que l’on pourrait raisonnablement souhaiter, voire revendiquer que tous, ou presque tous les concerts lyriques soient donnés avec un accompagnement chansigné ! Non seulement cela serait plus inclusif envers nos concitoyens malentendants mais la chose ajouterait indéniablement une autre dimension pour les entendants. Un concert en réalité augmentée par la démultiplication sa réception sensorielle, esthétique.
Allons plus loin encore : pourquoi ne pas accompagner les expositions d’arts plastiques de musiques, soit enregistrées soit interprétées in situ ? Il y a déjà des images, du son et de la musique au théâtre ; de la musique ou du son mais aussi, et de plus en plus, des paroles dans des pièces chorégraphiques ; il existe aussi des expériences de cinéma en odorama… Pourquoi ne pas développer la synesthésie en art, concrètement, par des dispositifs donnant à percevoir chaque art par un maximum de sens possibles – sans oublier le toucher, car ce soir-là, les spectateurs malentendants pouvaient également enfiler un gilet SubPac vibrant prêté par l’Opéra Orchestre National de Montpellier, disponibles sur réservation. De tels gilets pourraient être accessibles à des bien-entendants. Pour la sculpture, on pourrait proposer des moulages de certaines œuvres que l’on pourrait toucher, palper pour en suivre et saisir par la main, la plastique.
Revenons au Requiem. Les interprètes chansigneuses de la Compagnie des Petites Mains, Marie Lemot et Isabelle Voiseux étaient placées au milieu du chœur et leurs signes de mains, leur gestuelle de visages ou de corps étaient retransmis simultanément sur un grand écran en fond de scène. Leur image se découpait sur un fond noir et comme elles étaient vêtues de noir, seuls leurs avant-bras, mains et visages se détachaient. Cette danse de signes et de gestes blancs traduisait à merveille la vitalité paradoxale de cette messe mortuaire.
La musique devenant visible, comment ne pas penser au poème Correspondances de Charles Baudelaire qui tient lieu de manifeste pour la synesthésie en art ? Comment ne pas en tenter un pastiche :
L’art est un monde où les sens entre eux se fécondent
Comme de longs échos qui toujours correspondent
Gestes, couleurs, images et sons se répondent
Un doigt descend de l’œil sur une joue sans fard
Et dessine le Lacrimosa du Requiem de Mozart
Œuvres ayant l’expansion des choses infinies
Qui chantent les transports des sens et de l’esprit
Le projet a été rendu possible grâce à la Compagnie des Petites Mains et de l’URAPEDA, partenaire engagée dans l’accompagnement de l’Orchestre sur toutes les dimensions d’accessibilité, depuis la communication jusqu’à l’accueil en salle.
Direction musicale, Débora Waldman. Soprano, Laurène Paternò ; alto, Eva Zaïcik ; ténor, François Rougier ; basse, Philippe-Nicolas Martin.
Mise en scène, Igor Casas, Marie Lemot et Isabelle Voiseux.
Orchestre national Avignon-Provence. Chœur de l’Opéra Grand Avignon, direction Alan Woodbridge et Ekhô, Chœur de chambre, direction Caroline Semont-Gaulon
Jean-Pierre Haddad
Opéra Grand Avignon, Place de l’Horloge, 84000 Avignon. Vendredi 13 juin 2025.
Des militants partagent ici des critiques littéraires, musicales, cinématographiques ou encore des échos des dernières expositions mais aussi des informations sur les mobilisations des professionnels du secteur artistique.
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