Comment peut-on accepter et reproduire une société où, selon l’UNICEF, trois enfants sur quatre sont victimes de violences de la part de leurs responsables légaux ?

La famille est un théâtre non seulement privé mais dérobé au regard, une scène close, dissimulée derrière les cloisons insonorisées et opaques de la domesticité. Comment en abattre les murs ? Le théâtre ne résoudra pas le problème mais il peut le porter à la scène, en ouvrir une autre scène, la sienne, lieu possible de toutes les paroles, de tous les drames, les tus et les dis, les leurs et les nôtres ; re-présentation de toutes les révoltes, de toutes les libérations de et par la parole. Au théâtre, le quatrième mur est transparent.  

Lauriane Goyet, en écrivant et mettant en scène La peau des autres, nous met dans une autre peau, une peau marquée par les coups d’un père qui bat comme il respire fille, femme et chien. Le texte vit et vibre à fleur de peau de l’adolescente battue nommée Elle. Peau marquée par les coups, tâchée de honte, meurtrie par une trop normale folie patriarcale. La peau de Elle est-elle encore la sienne ? Parchemin qui fait trace, sur lequel s’est imprimé le rouge récit et la preuve bleue d’une sourde violence intrafamiliale devenant assourdissante. Elle parle à une Autre qui écoute, répond, regarde et voit d’abord d’autres marques sur la peau de Elle, blessures auto-infligées celles-là, comme pour expurger la violence, se nettoyer de l’horreur d’une peau colonisée par un autre. Elle parviendra-t-elle à « publier » le document de peau qui l’enveloppe et accuse le père ? Une autre histoire peut-elle s’écrire en actes à soi, se vivre dans une peau neuve ?

Sur le plan du visible qui est celui du plateau de théâtre, Elle, l’adolescente battue, voit régulièrement l’Autre, amie ou confidente, interlocutrice. Elle égraine l’éphéméride de sa condition ; sordide comptabilité journalière des coups, injures, injustices, engueulades ; décomptes des carences affectives maternelles et des violences effectives paternelles auxquelles se mêlent parfois et comme par hasard, trois câlins de la mère. Il y a un tiers personnage, muet et invisible sauf pour nous . Il ou elle danse autour ou entre Elle et l’Autre. Serait-ce un autre corps de Elle, son corps encore sain, encore vigilant, agile, instinctif, animal, prêt à bondir ? Il est le corps-gardien, une défense « en-corps » disponible, le possible de l’à venir. Ce corps présent-absent nous introduit à la scène invisible et intérieure de la représentation, là où l’Autre est en Elle, celle à qui Elle se parle, une intra-locutrice, sa conscience des choses, la volonté résiduelle de les dénoncer. Comment ? Quand ?

Un personnage en trois, trois en un, La peau des autres est un théâtre sans Sujet. Une peau marquée à ce point par un autre qui y imprime son néant fou n’est pas une peau pas à soi, c’est une peau sans soi dessous. Le moi risque le clivage. Heureusement, le sans-sujet, ça parle quand même, ça remue même. Ça s’écrit et s’écrie dans un espace dédoublé, extérieur-intérieur. La scénographie de Delphine Ciavaldini est en adéquation parfaite avec la pièce – ou le contraire. Un plateau presque vide. Au centre, un monolithe anguleux qui peut servir de banc ou symboliser l’obstacle, le réel, une résistance, quelque chose de dur, un appui, un centre. Dès lors le jeu devient physique, très spatial, presque topique : Elle, c’est la parole vive, vivante malgré ce qui est vécu, l’Autre est l’adresse du dire et la réponse de l’écoute et le Corps dansant est une matière dynamique, ressource d’une présence physique disponible. Tout cela bouge, se déplace, s’arrête pour repartir. La pensée, le travail intime de Elle vont d’un lieu à l’autre, de son lieu à celui de l’Autre ou du Corps. Du lieu de sa peur à celui de sa honte, en passant par la rage ou par l’instinct de survie du corps… Le lieu de la volonté de se libérer se dessine au loin mais il est difficile à atteindre car il faut franchir le mur de la soumission, démolir l’intériorisation victimaire. Souffrir par un être qu’on aime est une prison-forteresse. Le sans-sujet n’en reste jamais là, son mouvement propre est celui d’une subjectivation émancipatrice, jamais gagnée d’avance mais toujours recommencée, dans la combativité – sauver sa peau, se vêtir d’une peau à soi. Elle : « Il n’y a pas de chemin par-là », son Autre : « Ce n’est pas parce que tu ne le vois pas qu’il n’existe pas ». Corps s’y avance déjà.

La peau des autres a d’abord été un texte Lauréat de l’Aide à la Création de Texte Dramatique – Artcena. Saluons cette récompense ainsi que le prix lui-même qui se propose de lire au-delà de la lecture, puisqu’un texte dramatique est une pièce en puissance. Encore faut-il que la promesse du théâtral soit tenue ! Mis en scène par l’autrice, La peau des autres entre vraiment dans la peau du théâtre : faire illusion jusqu’à montrer l’invisible, donner à voir des apparences et en même temps les invisibiliser pour montrer un dedans, ce qui ne se voit pas mais se pense. Une mise en scène admirable, épurée et simple, taillée comme un diamant ou peut-être rendant au théâtre sa plus belle peau – une peau, c’est une interface sensible entre un corps et le monde. Cela se révèle pleinement dans le jeu des deux comédiennes et de la danseuse : extrême justesse, force et précision, émotion et vibration. Les trois jeunes femmes Colomba Giovanni, Lucie Giuntini et Marie Orticoni semblent avoir compris très intimement les intentions de la dramaturge qui a sans doute dû faire passer ses idées par une voie ultrasensible – par la peau ?

Jacques Lacan parlait de l’Instance de la Lettre pour conceptualiser l’Inconscient à la fois au-delà et immanent au langage. On parlerait ici de l’Instance de la Scène : pour qu’il y ait théâtre, il faut un texte, des acteurs ou actrices, des mots et des actions certes, mais il faut surtout que tout cela se tienne uni en scène, que l’ensemble fondu en une seule instance fasse scène de manière à ce que l’on ne voit plus le théâtre mais la vie ou quelque chose qui est là et ailleurs en même temps. La scène est support et ressort, pont et rebond. La compagnie corse Acrobatica Machina porte adéquatement son nom en nous offrant un dispositif théâtral au plus haut point d’équilibre entre tout ce qui fait le théâtre et son au-delà.

Comment applaudir encore au travail de ces femmes ? Lauriane Goyet parle de « matrice » pour dire l’idée générale de la pièce. La beauté de ce travail tient-elle à un engendrement collectif par un chœur ou cœur théâtral féminin ? La matrice aura mis au monde un petit chef d’œuvre. La metteuse en scène évoque aussi une partition musicale, la fin de cette histoire est tout autant un commencement, achèvement parfait en un superbe point d’orgue ! Ce silence nous suspend et nous convoque.    

Jean-Pierre Haddad

Avignon Off – Théâtre du Train Bleu, 40 rue Paul Sain, Avignon. Du 5 au 23 juillet 2025, jours impairs, salle 1 à 13h15. Informations et réservations : https://theatredutrainbleu.fr/festival-2025/la-peau-des-autres/

Tournée : Août 2025 : Festival A Mostra Teatrale – Pieve & Festival de l’Olmu – Olmeto Belgodere ; Novembre 2025 : Festival Nanterre ; Février 2026 : Scène conventionnée Houdremont – La Courneuve & Théâtre Dunois – Paris 13; Mars 2026, tournée corse : Cargese, Bastia, Portovecchio, Ajaccio, Prunelli di Fiumorbu et Calvi.  

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