La situation insulaire est souvent le lieu de tous les possibles, utopie, dystopie, exil volontaire ou forcé, fuite salutaire « hors du monde », sursis ou survie du naufragé, etc. Dans ce deuxième opus de Bertrand Guerry, l’île prend l’allure d’un espace de l’impossible. Jeanne vit avec son neveu, Tom, et avec deux absents : l’an dernier la mer a avalé Jorden, le mari de Jeanne et Rika, sa belle-sœur. Jeanne a beau scruter l’océan, attendre, il ne recrachera jamais ses proches comme la baleine a finalement vomi Jonas vivant ! Ce morceau de terre magnifique, cette mer dense et vaste, cet azur insolent signent pour elle le scandale de l’absence, du manque et du vide qui a dérobé Jeanne à son quotidien. La femme se débat entre deux impossibles celui du retour des disparus et celui du deuil à faire. Sur l’Île d’Yeu, ni dieu ni diable, mais la silhouette étrange d’un ours pas vraiment à sa place. Au crépuscule, Jeanne endosse le poids de sa douleur, une peau d’ours et parcourt la lande sauvage comme une bête égarée à la recherche de son territoire intérieur. L’île est son complice et son bourreau, la perte de ses proches fait du lieu celui d’une déterritorialisation mentale. Jeanne survit au risque de la folie et ce n’est pas le regard blafard de la pleine lune qui fera lever un jour nouveau pour elle.

Pourtant tout autour de Jeanne interprétée tout en présence-absence par Sophie Davout, l’île vit. Tom (Sacha Guerry) et sa pote Emma (Colombe de Bailliencourt) explosent de vitalité, apprentis cinéastes réinventant le 7e art. Viktor et Oskar (Cédric Marchal et François Thollet) personnages décalés du bar « Le bon accueil » assument gaîment une double vie de garde-chasse le jour et de crooners la nuit. Et puis, il y a Jan et Suzanne (Chris Walder et Marie Walder) qui redécouvrent l’amour à 70 ans. Tom a le projet de partir à Paris pour tenter sa chance comme acteur mais Jeanne ne peut se passer de lui, tant que sa pesante peau d’ours entrave son humaine liberté. Peau d’âne symbolise le désir coupable. Peau d’ours traduit l’effort de résilience, l’épais travail de deuil… Tom assume le rôle de libérateur, il proclame que « le bonheur n’est pas une bête sauvage » et parvient à apprivoiser la folle douleur de sa tante. Sur la route qui sort du village, il se fait « Saint-Sauveur » pour faire avancer Jeanne sur le chemin de la renaissance…

Tout cela et bien d’autres choses encore se déroulent selon un séquençage journalier qui en une semaine de pleine lune fera revenir la clarté solaire pour toute l’île trop souvent plongée dans le bleu-gris d’une colorimétrie de l’image. Si l’île est le personnage collectif du film, la musique et ses silences racontent les personnages et les paysages.

L’ours avec lequel on tomberait nez à nez au détour d’un sentier d’une profonde forêt septentrionale pourrait nous effrayer mais, transformé en peluche amicale, il devient l’objet transitionnel qui aide tout un chacun à faire le premier deuil de sa vie, celui de quitter le giron maternel pour entrer dans le grand tourbillon de l’existence en solitaire. La bête sauvage du film ne parvient pas à dévorer l’appétence de la bande d’amis du film à un bonheur aussi simple que celui de vivre parmi les gens qu’on aime et qui vous aiment.

Jean-Pierre Haddad

Le bonheur est une bête sauvage, Bertrand Guerry (1h35) Sortie nationale le 02 juillet 2025.


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