Tout le monde se souvient de cette pièce maîtresse du patrimoine littéraire français, de ces vers fameux que l’on retrouve au fond de nos mémoires d’école, souvent la première rencontre avec la musique des alexandrins. Jean Bellorini a souhaité se lancer dans une variation autour du Cid, en prenant le parti du jeu et de l’enfance.
Six personnages sont sur scène, Rodrigue, Chimène, l’Infante, sa duègne Léonor (qui jouera ensuite Don Diègue, le père de Rodrigue) et deux musiciens. Ils vont nous raconter l’histoire du Cid, l’amour de Rodrigue pour Chimène, le secret de l’Infante qui aime Rodrigue, mais a choisi de le donner à Chimène puisqu’elle ne peut épouser un simple gentilhomme, le désespoir du père de Rodrigue vieillissant humilié par le père de Chimène, le dilemme de Rodrigue. Au nom de l’honneur, doit-il venger son père et par là-même perdre Chimène ?
Jean Bellorini dit « Je veux faire de nos classiques le lieu de nos histoires à réinventer ». Dans ce but il a retenu seulement cinq personnages dans la pièce et fait le choix de faire entendre un récit. Mais il n’oublie pas les vers de la pièce de Corneille auxquels il reste fidèle. Les questions qui sont au cœur du texte n’en apparaissent que plus clairement : l’amour, le poids des pères qui imposent leur volonté au nom du respect qui leur est dû et de l’honneur à protéger, question que posent à la fois Don Diègue, Rodrigue mais aussi l’Infante. Le récit annonce, souvent avec humour, les morceaux de bravoure du texte, ces alexandrins que l’on se prend à attendre avec un plaisir redoublé. Dans la variation que nous propose Jean Bellorini le trajet de l’Infante devient très intéressant et c’est par la voix de celle qui a tout perdu, que se termine la pièce, en empruntant les mots de Marguerite Duras.
A l’image des désordres et du chaos du monde, le metteur en scène place les acteurs sur un énorme matelas, surmonté parfois par un château gonflable comme ceux que l’on installe sur les plages, qui se gonfle et se dégonfle au cours de la pièce, et crée un déséquilibre en écho aux questionnements des personnages. Rodrigue le parcourt en bondissant, hésitant d’une décision à l’autre pris dans le dilemme dit « cornelien ». Les éclairages en font une mer scintillante sur lequel semble flotter le bateau du vainqueur, un petit bateau comme celui avec lequel jouent les enfants, car pour libérer la pièce de sa gangue de grand classique le metteur en scène a pris le parti du rêve, du jeu et de l’enfance. Rodrigue et Chimène s’enlacent et dansent. Les objets présents sur le plateau sont des jouets, le bateau, un cheval à bascule que chevauche un Rodrigue victorieux, fraise autour du cou, et la statue de Vierge à l’enfant, posée dans le Palais, devient trône. En formidable maître des lumières qu’il sait être, Jean Bellorini pare le palais de mille lumières ou le plonge dans une pénombre plus mélancolique.
Cindy Almeida de Brito incarne une Chimène vibrante et passionnée, tandis que Karyll Elgrichi incarne une Infante poignante que la raison condamne à renoncer à son amour pour un homme d’un rang inférieur au sien. La musique est toujours présente dans les spectacles de Jean Bellorini. Ainsi François Deblock qui incarne un Rodrigue à la jeunesse bondissante n’hésite pas à se lancer dans la partition virtuose du SOS d’un terrien de Starmania « J’ai jamais eu les pieds sur terre, j’aimerais tant être un oiseau, j’suis mal dans ma peau ». Federico Vanni incarne un splendide Don Diègue, patriarcal à souhait. Le « il n’est qu’un honneur, il est tant de maîtresses » le pousse à glisser vers l’italien pour un discours enflammé et surtout une chanson qu’il interprète en italien de sa belle voix de ténor.
Une proposition innovante pour dépoussiérer un classique qui ne doit pas être réduit aux quelques vers imprimés durablement dans nos mémoires. Et pourtant ils sont si beaux !
Micheline Rousselet
Jusqu’au 15 juin au Théâtre Nanterre-Amandiers, 7 avenue Pablo Picasso, 92022 Nanterre – du mercredi au vendredi à 20h, le samedi à 18h, le dimanche à 15h – Réservations : 01 46 14 70 00 ou nanterre-amandiers.com
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