
En d’autres temps, on pouvait se demander « à quoi rêvent les jeunes filles de 14 ans ? » Dans L’aire poids-lourds, on découvre qu’elles ne rêvent plus, qu’une réalité brutale les a englouties dans un flot d’images et de pulsions que les réseaux sociaux déversent à longueurs de connexion permanente. Enfants d’une ère du vide qui déborde de toute part telle une poubelle surchargée, Bee et Ellie sont liées mais aussi contaminées par la puissance de diversion et de séduction contenue dans leurs smartphones. Qui les a lâchées et laissées dériver ainsi, dans une jungle artificielle de tentations absurdes, d’argent facile et sale, de surconsommation d’images plus stupéfiantes que toutes les drogues de synthèse ? Les deux amies sont collégiennes, mais l’institution est un alibi social et éducatif, un paravent qui cache la démission des parents et des éducateurs. Les premiers sont divorcés, séparés, alcoolisés et les seconds sont impuissants à éduquer tout juste bon à contrôler, surveiller et punir. Pas étonnant dans ces conditions que Bee et Ellie soient tentées de faire le mur, de franchir le pas de l’asservissement volontaire au sexe. Le désir érotique est ici la seule chose qui semble leur appartenir mais elles ne savent pas en faire leur trésor et le bradent, le vendent en solde à des camionneurs en qui elles aimeraient voir des dieux ou des anges gardiens mais qui ne sont que des clients bien tatoués. Il faut dire que les pères avaient promis protections mais ils ont vite et égoïstement abandonner.
Bee et Ellie prennent donc la tangente de leur condition sociale et elles en acceptent tous les risques. Certes, en se vendant, elles ne vendent pas leur âme au diable mais en ont-elles encore une ? En contrepoint, Freya nouvellement arrivée dans le collège entre dans leur cercle mais en gardant un pied dehors. Elles la poussent à se « sexifier » pour aller à des fêtes mais la nouvelle recrue a conservé au fond d’elle un résidu de romantisme qui pourrait bien la sauver. Pour Bee et Ellie, c’est foutu, il ne leur reste que le défi du pire pour se sentir exister. Tatouages, piercing, alcool, nudes sur réseaux sociaux, tout cela n’est même plus excitant, se prostituer décuple la prise de risque mais tue le désir. Une psychologue leur demande « où est-ce que tu vis dans ta tête ? » et en effet, elles semblent déterritorialisées, séparées d’elles-mêmes, en perdition. Plus de cap, seulement le jeu risqué de « cap ou pas cap », un jeu qui requiert une énergie folle – celle du désespoir ?
L’auteur australien de la pièce, Lachlan Philipott, s’est inspirée d’un fait divers survenu dans une banlieue populaire de Sydney. Mais on est loin du théâtre documentaire, d’autant que la metteuse en scène Carole Errante a opté pour l’artifice scénographique et la primauté de la structure sur l’action. La scène est traversée d’un podium oblique qui pourrait suggérer la route mais qui est aussi la tangente et surtout le lieu d’exposition des personnages. Une exposition en pleine lumière alors qu’en dehors, c’est plus obscur. Il faut saluer la création sonore et la performance plastique de Jenny Abouav qui équipée d’une console portable, travaille les sons dans l’ombre et au plateau, pour en faire un matériau modelant le drame. Contre toute attente, pas de vidéo montrant une aire poids-lourds ; cela aurait été d’une facilité décevante ! En revanche, la mise en scène a quelque chose de cinématographique mais un peu comme si le podium en diagonale tenait lieu d’écran de pro-jection des personnages mais à l’horizontal ; beau travail de création lumière de Cécile Giovansili-Vissière. Les comédiennes Alia Coismann, Elisa Gérard, Annaëlle Hodet et Anne Naudon déploient une grande énergie en navigant en permanence entre l’avant et le maintenant du franchissement de la limite entre le jeu avec le feu et le moment où l’on a brulé ses ailes. Le langage est souvent cru mais les situations ne le sont pas moins voire cruelles.
La compagnie La CriAtura semble à son aise dans l’art de déjouer de manière irrévérencieuse les normes, les genres, les codes aussi bien du théâtre que de la société.
Jean-Pierre Haddad
Châteauvallon-Liberté, Scène Nationale, 795 chemin de Châteauvallon, 83190 Ollioules. Mardi 1er avril 2025 à 14h30 et 19h30, mercredi 2 avril à 19h30 et jeudi 3 avril à 14h30.
Festival Off Avignon -Théâtre des Carmes, 6 place des Carmes 8400 Avignon. Du 5 au 26 juillet 2025 à 15h. Relâche les mardis 8, 15 et 22.
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