« À la table du Tout-monde – Grand ReporTERRE #10 »

Série théâtrale : depuis leur arrivée au Théâtre du Point du Jour en 2019, Angélique Clairand et Éric Massé proposent deux fois par saison, une performance où journalistes et artistes mettent en pièce l’actualité. Équipes artistiques et journalistes mêlent ainsi vision artistique et expertise documentaire sur un sujet qui agite la société. En croisant leurs regards, ils ou elles croisent aussi leurs temporalités. Le ou la journaliste se doit de réagir et décrypte les faits d’actualités au jour le jour. L’artiste, lui, s’engage dans une transformation artistique de ces mêmes faits et agit selon des montages de production longs. Une temporalité médiane s’ouvre sur une expérience scénique hybride, novatrice, qui questionne des sujets de société encore présents.

Après les algues vertes, la domination masculine, la Françafrique ou les scandales agro-alimentaires, c’est le tour de l’identité culturelle mais traitée par la table et la littérature… À cette « table du Tout-monde » comme dressée par Edouard Glissant, Claire Chazal et Laëtitia Guédon nous invite à partager quelques saveurs et savoirs, par l’assiette ou les livres. Mise en bouche et mise en oreille se font écho, tel est le principe de la mise en scène de Laëtitia Guédon qui est tout autant une « mise en cène » sauf qu’on n’y partage ni corps ni sang, juste un peu de houmous, des olives et des idées. Nul sacrifice ne s’y annonce, pas besoin de choisir une partie de soi quand on a plusieurs origines, on prend tout et « Vive l’hybridation culturelle ! » On y parle quand même de legs, d’héritage, de comment on quitte ce qu’on est et ceux qu’on aime pour y revenir dans une autre peau faite de métissage, tissage de l’origine avec le chemin, du même et de l’autre.

Pourquoi l’identité culturelle passe-t-elle très souvent par la nourriture, par la cuisine, celle des mères et des grands-mères, celle des terroirs, des coins du monde les plus isolés aux villes qui ont marqué l’histoire de la table comme Lyon, par exemple ? La « bouffe » entre en nous par la bouche d’où sortent les mots qui nous disent. Elle y entre pour nous nourrir et nous donner une énergie vitale qui chez l’humain, a besoin d’identité mais toutes deux, énergie et identité, gagnent à être renouvelées, alimentées à des sources déférentes pour augmenter la vitalité et permettre l’émancipation.

D’ailleurs, la surprise de la soirée est de voir réunies dans une même ouverture d’esprit, d’un côté une femme de théâtre très métissée puisque Laetitia Guédon a une mère juive marocaine et un père antillais, et de l’autre une journaliste célébrissime dont l’origine auvergnate est ultra homogène, son métissage culturel venant plutôt de sa profession et de la littérature qui lui ont fait rencontrer tant de gens, d’horizons et de mondes différents qui l’ont fascinée et façonnée.

Par-là, un autre croisement advient, celui créé par cette soirée au Point du Jour : entre ces deux femmes la question du métissage tisse une sage complicité à laquelle le public est convié et à laquelle il prend part avec enthousiasme. Le spectacle est d’abord celui d’une folle envie de partage : un comptoir exotique coloré et des tables de bistrot autour desquelles ont pris place des spectateurs. « À la table du Tout-monde », le public devient un commensal, sur scène comme en salle !

Magie du théâtre : ce soir-là, avec en plus la diversité habituelle du public du lieu, le concept de « Tout-monde » de Glissant s’incarne, il devient palpable, savoureux. Le moment devient le reflet de la créolisation du monde, lieu de pluralité culturelle se déclinant à l’infini dans une ambiance fraternelle et sororale.

Le théâtre devient une grande âme du monde bariolée, un corps éclaté mais rassasié.

Jean-Pierre Haddad

Théâtre du Point du Jour, 7 rue des Aqueducs, 69005 Lyon. Jeudi 16 janvier 2025, à 20H.