Depuis le Off d’Avignon où ce spectacle fut créé au Théâtre du Train Bleu en 2022, La vie en vrai (avec Anne Sylvestre) ne cesse de parcourir la France. De l’Athénée parisien à la salle des fêtes du village vauclusien de Velleron en passant par environ quarante coins de l’hexagone, les jauges varient mais les salles sont toujours pleines, attentives et émues. Ce spectacle est plus qu’un spectacle, c’est la présence-absence d’une chansonnière d’exception, une communion avec le peuple Anne Sylvestre ; un phénomène culturel de masse, une mémoire collective vivante et chantante, une rencontre intergénérationnelle entre cheveux gris et cheveux colorés qui se termine par un quatre mains au piano et un J’aime les gens qui doutent chanté avec le public. Tour de chant ou théâtre ? L’autrice, metteuse en scène et comédienne Marie Fortuit, accompagnée de Lucie Sansen, accomplit un travail scénique de grande originalité, en toute liberté de penser et de créer. Veine déjà présente dans sa pièce Ombre (Eurydice parle) dans laquelle l’artiste adaptait un texte d’Elfriede Jelinek qui retournait le mythe orphique en manifeste féministe d’émancipation par une descente aux enfers libératrice (créé aux Plateaux Sauvages à Paris en janvier 2023). Dans La vie en vrai (avec Anne Sylvestre) – encore une parenthèse mais essentielle – elle reprend le flambeau de la lutte féministe d’émancipation à partir cette fois, non pas d’un mythe mais d’une voix ; une voix qui résonne encore et toujours dans nos têtes, la voix de « Madame Anne » comme la nommait son amie Michelle Bernard dans une chanson qu’elle interprétait en duo avec Anne Sylvestre.

Pour une certaine jeunesse des années 70 (dont votre serviteur était) les chansons d’Anne Sylvestre ont été un catalyseur. Les filles s’en sont emparées comme d’un porte-voix et les garçons y ont découvert un regard féminin et féministe sur les choses, une sensibilité qui était potentiellement celle de la moitié du genre humain dont la force de vérité s’imposait d’autant plus qu’on réalisait que les femmes sont les mères porteuses et accoucheuses de la totalité du genre humain, hommes, femmes et autres. C’est dans une ambiance de franche mixité que cette génération reprenait en chœur les refrains de Lazare et Cécile, de Non, tu n’as pas de nom ou de Sorcière comme les autres. La force et la justesse d’idées chantées avec subtilité, humour, audace. Une impressionnante créativité langagière mais aussi de la colère, une colère saine et pleine de combativité joyeuse – La vie en vraie quoi ! Et puis Anne Sylvestre chantait avec sa guitare, Brassens avait un double au féminin ! Cette matrice contestataire et libertaire continue d’engendrer adhésions, expressions et reprises à l’unisson. Tout cela reste vivant, actuel et surtout collectif comme le souligne l’artiste : « C’est vrai qu’on dit c’est beau la vie comme dans les livres, on rêve de la vivre aussi comme c’est écrit. Ainsi commence la chanson Dans la vie en vrai, composée et interprétée par Anne Sylvestre en 1981. J’ai découvert ce texte peu après sa mort, en décembre 2020 et c’est comme si ce titre m’avait appelé : comment reprendre collectivement le chemin de « la vie en vrai» ? Comment retrouver ce à quoi nous aspirons et ce à quoi nous rêvons, loin des écrans, des espaces réduits? (…) En me replongeant, au moment de sa disparition, dans les interviews d’Anne Sylvestre, je l’ai entendue expliquer à Jacques Chancel dans Radioscopie en 1978 que rien la ravissait davantage que « d’être chantée par des tas de gens, dans des tas de petites villes, dans des endroits inconnus » ; que résonnent sa parole et sa pensée par le biais de ses chansons composées « comme un trait d’union » entre les gens. » Dans le registre du partage, on peut saluer la Scène nationale de La Garance qui, basée à Cavaillon, a choisi l’itinérance pour nombre de ses spectacles dont celui-ci. Ils circulent dans tout le Vaucluse et même au-delà du département.

Un parti-pris justifié a consisté à laisser de côté les célèbres Fabulettes d’Anne Sylvestre mais rien de fortuit dans cette œuvre qui a tout de Fortuit ! Marie est en effet une artiste complète qui sait si intelligemment mêler et dépasser les genres, à tous les sens du terme… Les chansons du spectacle s’inscrivent dans du récit, du jeu théâtral – saynètes inspirées de la vie d’Anne ou de celle de Marie – mais aussi dans du discours direct au public. La force du spectacle est de donner à voir et à entendre une grande et belle sororité en action et sonorités. L’une au piano ou à l’harmonium, l’autre à la guitare, les deux chantant en solo ou duo, se souriant du regard. Pas de hasard non plus dans les costumes de scène jouant une complémentarité black and white : haut noir et pantalon blanc pour l’une et inversement pour l’autre.

Mais comment nommer cette forme artistique ? Pourquoi pas cabaret mais au féminin : une cabarette ! Ça rime avec galipettes ; acrobaties ou cabrioles qu’Anne Sylvestre exécutait admirablement avec ses mots et ses notes. La vie en vrai (avec Anne Sylvestre) est notre vie à tous et vous ne pouvez pas la manquer puisqu’en plus de passer par vous, elle passera certainement près de chez vous !

Jean-Pierre Haddad

Salle des fêtes de la commune de Valleron, le 15 novembre 2024. Grande tournée jusqu’en mai 2025 : toutes les dates sur le site de la compagnie Les louves à minuit : https://www.leslouvesaminuit.com/actualites


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