Sémione Sémionovitch, un chômeur, se réveille une nuit affamé et réclame à sa femme du saucisson. Excédée d’être réveillée la nuit, d’autant plus qu’elle est la seule à travailler, elle le rabroue. Une dispute s’ensuit et Sémione part dans la cuisine à la recherche du saucisson. Sa disparition, une phrase mal interprétée, et voilà sa femme Macha qui s’affole, se persuade que Sémione veut se suicider et entraîne dans son angoisse sa mère. Toutes deux veulent le sauver et cherchent du secours. Un voisin, appelé à l’aide prend le saucisson, que Sémione cache dans sa main, pour un revolver. La nouvelle du suicide annoncé se répand d’autant plus vite qu’on est dans un de ces appartements communautaires qui abondaient dans les villes soviétiques. Telle un attrape-mouche, elle attire tous ceux qui cherchent à faire entendre leur voix à un moment où la collectivisation et le début de la tyrannie de Staline la leur enlève de plus en plus. Tous souhaitent faire de sa mort un emblème de leur cause et le somment de se suicider au nom des intellectuels, des bouchers, de l’Église, des coursiers de la police militaire, etc. Une fois sa décision prise, Sémione se dit qu’il peut tout dire. Il n’a plus peur de rien, il peut même téléphoner au Kremlin … mais plus le moment approche, plus il doute !
Cette farce grinçante et féroce, écrite par Nicolaï Erdman en 1928, a été interdite par Staline en 1932. Truffée de répliques hilarantes, valorisées par l’adaptation de Clément Camar-Mercier, la pièce dézingue à tout-va : la religion, les intellectuels, les artistes auto-proclamés, les apparatchiks, la bureaucratie et le système soviétique lui-même, où « il n’y aura plus d’hommes, plus de femmes mais des masses, et encore des masses ». La pièce n’a finalement jamais pu être joué du vivant de Erdman, qui réussit à échapper au goulag et à la mort en se cantonnant au cirque,au cabaret et aux scénarios de cinéma. Comme Sémione, il avait choisi de vivre.
C’est en travaillant avec Jean-Pierre Vincent, qui fut le premier à monter la pièce en 1984, que Stéphane Varupenne en « est tombé raide dingue ». Sa mise en scène la situe à l’époque où elle a été écrite, 1929, la période où l’URSS bascule dans le totalitarisme. Les personnages sont des petites gens qui ont perdu leurs idéaux. Ils ont peur, se dénoncent et se battent pour des miettes. A chaque spectateur de faire le lien avec ce qui se joue aujourd’hui en Russie et dans nos démocraties occidentales où les dirigeants ne se gênent pas pour instrumentaliser les conflits et attiser la peur.
On est d’abord dans la chambre de Sémione, mais la scénographie d’Eric Ruf recrée habilement une sorte de Kommunalka avec ses escaliers, sa cuisine et ses toilettes communes. Le voisinage est suggéré par le son et la lumière. La promiscuité et tous ces défenseurs de LEUR cause, qui arrivent sans crier gare, créent un sentiment diffus de peur, en même temps qu’on rit beaucoup. La seconde partie nous emmène dans une grande salle à l’esthétique très soviétique où va se dérouler la fête qui doit marquer les dernières heures de Sémione. On va ensuite passer devant le rideau, comme entre la vie et la mort, avant de terminer sur une plongée dans le noir. La pièce, peu à peu et résolument, file de la satire politique et sociale vers le fantasme et l’absurde.
Stéphane Varupenne, féru de musique, lui a donné une belle place dans la pièce, pas seulement dans la fête, mais aussi dès le début comme contrepoint des dialogues ou pour rythmer l’action. Le pianiste Vincent Leterme a conçu l’arrangement musical inspiré aussi bien de Chostakovitch, le musicien référence de l’époque, que d’Alexander Tsfasman, le Gerschwin russe. Outre le pianiste, une clarinettiste et un guitariste sont sur scène.
Avec cette pièce, la Comédie Française prouve bien son rôle de théâtre de troupe. Outre les trois musiciens, quatorze comédiens et comédiennes sont sur scène. On retient forcément Jérémy Lopez, formidable Sémione, qui passe de l’ironie grinçante à l’angoisse presque métaphysique de celui en qui tous espèrent voir un cadavre leur permettant de faire entendre leur voix. Clément Hervieu-Léger est inénarrable en coursier de la police militaire tout comme Serge Bagdassarian en envahissant intellectuel autoproclamé, mais tous méritent d’être cités car ils sont formidables (Sylvia Bergé, Florence Viala, Christian Gonon, Julie Sicard, Adeline d’Hermy, Anna Cervinka, Yoann Gasiorowski, Clément Bresson, Adrien Simion, Léa Lopez et Melchior Burin des Roziers) .
Géniale satire politique où la mort elle-même devient illustration des petitesses humaines, dont on rit d’autant plus que le suicidé ne se suicide pas ! Une mise en scène et des interprètes magnifiques !
Micheline Rousselet
Jusqu’au 2 février à la Comédie Française, Salle Richelieu, Place Colette, 75001 Paris – soirées à 20h30, matinées à 14h, calendrier détaillé des jours sur comedie-francaise.fr – réservations : comedie-francaise.fr
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