L’affaire Flactif ou La tuerie du Grand Bornand, ce fait divers policier, inspire le roman de Samira Sedira, Des gens comme eux (Éditions du Rouergue, 2020). Après l’inspiration, vient l’expiration et ce qui en ressort dans le livre est une histoire singulière assez distante des faits, une trame croisant sociologie des rapports de classe, psychologie du ressentiment, ethnologie villageoise et autobiographie (l’autrice ayant eu une expérience de transclasse). Comment faire œuvre théâtrale à partir d’une telle complexité ? C’est là qu’intervient le travail d’adaptation réalisé en duo entre Samira Sedira et Éric Massé codirecteur du Point du Jour à Lyon et metteur en scène de la pièce. Ensemble, ils confectionnent pour la scène un récit passionnant en deux parties. La première remonte dans le passé pour poser les jalons des relations ambiguës entre les protagonistes et la seconde se situe après le drame, aux assises.
Chalet imposant et voiture de luxe, le foyer de Sylvia, Bakary Langlois et leurs trois enfants, vit dans une opulence presqu’indécente par rapport à leurs modestes voisins Anna et Constant, un couple natif de la vallée. En dépit du fossé social, ils se fréquentent et d’autant plus qu’à Carmac, village imaginaire de montagne, on aime bien les fêtes de mariages, foraines ou autres. Les choses se gâtent lorsqu’Anna se propose pour faire des ménages chez Sylvia, bourgeoise évidemment « débordée ». A cela s’ajoute un montage financier douteux que Bakary propose à Constant qui naïvement puise dans les maigres économies de ses parents en espérant s’enrichir vite. Les sentiments cordiaux envers les Langlois deviennent pour le couple de natifs, plus sombres, faits d’une fascination mêlée de gêne, ou d’envie puis de dégoût. Il faut dire que Constant vit assez mal l’accident sportif qui l’a privé jadis d’une carrière nationale. Sa rancœur se cristallise sur Bakary qui a l’insolence d’avoir réussi en dépit de sa couleur de peau ; comble de l’ironie, il doit cette réussite à des parents adoptifs blancs qui l’ont sorti d’un bidonville du Gabon. Les humiliations plus ressenties que voulues s’accumulent et pour Constant le passage à l’acte arrive fatalement, ravageur et sanglant : la famille entière est décimée, victime expiatoire du ressentiment d’un être faible mais démesurément haineux.
Anna, elle, sera condamnée à raconter ce qu’elle n’a pas su ou pu empêcher. « Vous savez Anna, on reproche tout à une femme de meurtrier : sa présence quand elle devrait disparaître, son absence quand elle devrait avoir la décence d’être là. Celle qui du jour au lendemain, devient « la femme du meurtrier » endosse une responsabilité presque plus accablante que le meurtrier lui-même, puisqu’elle n’a pas su déceler à temps « la bête immonde » qui sommeillait en son conjoint. Notre société est impitoyable envers les femmes. » lui confie l’avocate de son mari. Femme de ménage, femme de meurtrier et femme tout court, l’autrice aurait-elle voulu construire un personnage intersectionnel victimaire? Toujours est-il que c’est à travers son regard abîmé que l’histoire nous est narrée.
Le drame baigne dans une ambiance festive ponctuée de chansons gaies qui contrastent avec la noirceur d’un massacre annoncé. La mise en scène d’Éric Massé est d’une grande efficacité et son rythme époustouflant nous prend aux tripes. La scénographie de Kinga Sagi joue avec des décors modulables qui recréent en un clin d’œil les différences d’ambiance entre l’énorme chalet des Langlois et la modeste demeure d’Anna et Constant qui lui fait face, tel un reflet inversé. Entre les deux, la route comme une barrière sociale – fallait-il la franchir ? Sur scène, Laure Barida, Louis Ferrand, Étienne Galharague, Gaëtan Kondzot, Marianne Pommier et Amélie Zekri déploient une énergie de chaque instant pour incarner le drame et sa mécanique psychosociale.
Ces gens comme eux ne seraient donc pas nous ? Et comment serions-nous si nous étions à leur place sociale ? Et si nous étions tous un peu comme tout le monde, faits de cette pâte humaine pétrie de passions, mais qui nous croyons au-dessus des déterminismes au moment même où nous cédons aux pires d’entre eux. Il existe des assassins qui avec plus de lucidité et de soin de soi auraient pu ne jamais le devenir.
Une pièce comme un miroir déformant qu’il faut aller voir pour nous regarder en face !
Jean-Pierre Haddad
Théâtre Le Point du Jour, Création. 7 rue des Aqueducs, 69005, Lyon. Du 03 au 11 octobre 2024. Les 3, 4, 7, 8, 10 et 11 octobre à 20h00, le 5 octobre à 18h30.
Informations et réservations : https://www.pointdujourtheatre.fr/saison/des-gens-comme-eux
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