Le public prend place. Sur la scène, une longue tribune à cour, une barre de témoin au centre et des chaises éparses à jardin mais le décor n’est pas celui d’un tribunal et déjà il interroge la Justice. Pourquoi ces murs de voilage couleur saumon et ce chapiteau de tentures roses ? Un cirque ? Une ambiance feutrée pour amortir les coups ? Légèreté et souplesse du cadre pour contraster avec la rigidité de l’institution judiciaire ?
Lorraine de Sagazan qui a conçu et mis en scène Léviathan ne fait jamais rien sans parti-pris. La preuve par l’artiste : « Léviathan se présente comme un contre-espace dans lequel je mets en scène une investigation critique sur nos manières de considérer l’organisation et l’application du droit moderne, interrogeant ainsi nos pulsions de jugement et de répression. » Un contre-espace ou une « hétérotopie » selon le concept que Michel Foucault forgea en 1967 et auquel la dramaturge se réfère dans le même entretien. Il s’agit de penser des « espaces autres » non pas des u-topies, non-lieux ou lieux hors du réel, plutôt des lieux inscrits dans le champ social mais depuis lesquels un contre-discours sur les institutions peut être tenu avec une certaine performativité. Un lieu autre duquel un autre lieu peut être mieux perçu : ce n’est pas sur la Tour Eiffel que l’on contemple le mieux la Dame de fer mais depuis l’esplanade du Palais de Chaillot ! (Tiens ! Il s’y trouve un théâtre…) Hétérotopique, la dramaturgie de Sagazan fonctionne sur l’hétérogénéité. Elle joue sur la métaphore et la métonymie : quand nous entrons dans la salle de Léviathan, nous ne sommes pas devant un tribunal mais plutôt dans un salon, peut-être « philosophique » sauf qu’ici, la pensée se fait actes et paroles. Un « contre-espace », ce peut-être, disait Foucault, un lieu échappant à la norme et au pouvoir, comme le furent justement les Salons.
Au fond de ce non-tribunal, un écran en forme de médaillon où figure une image forte : Le Léviathan « en personne », symbole ambivalent, à la fois puissant et menaçant. Le Léviathan de la Bible est lui, franchement du côté du « mal », sorte de dragon marin qui devrait être terrassé lors du Jugement dernier. Là, on est face à un Léviathan politique. Il s’agit précisément de la gravure se trouvant en frontispice de l’œuvre du philosophe anglais Thomas Hobbes (1588-1679), intitulée Léviathan et parue en 1651. La gravure fut commandée par Hobbes lui-même à Abraham Bosse qui l’exécuta sur les instructions du penseur. On y voit un monarque portant couronne, épée et sceptre, dominer du haut du corps un relief montagneux et en contre-bas, toute une ville. Son torse et ses bras sont singuliers puisqu’ils sont faits d’autres corps humains, ceux du peuple ayant passé contrat avec lui, le Souverain. Dans le contractualisme politique de Hobbes, les individus las de vivre dans l’État de nature où « l’homme est un loup pour l’homme », s’en remettent à un souverain personnalisé en qui ils aliènent toute leur puissance individuelle, en particulier leur droit de se faire justice en punissant leur offenseur. Le souverain hobbesien devient ainsi un « Léviathan », un monstre politique tout puissant qui doit inspirer la crainte à quiconque voudrait enfreindre la loi, afin d’assurer ainsi la sécurité de tous en menaçant d’une punition sévère. Le corps institutionnel de ce colosse est bien sûr l’État moderne, non plus celui qui reposait sur la personne divinisée du monarque absolu mais celui consistant en la personne morale et physique d’un chef concentrant toute la puissance d’un hypothétique contrat social fort éloigné de la démocratie parlementaire. (Toute ressemblance avec une personne réelle qui abuserait du pouvoir républicain est complètement fortuite…) « Rendre justice. » Serait-ce donc parce qu’elle aurait été confisquée ? Qu’est-ce qui est à l’œuvre dans la machine judiciaire ? Quelles pulsions du corps social la Justice risque-t-elle de convoquer en les retournant contre lui ? C’est bien de cela dont il est question dans le Léviathan de Sagazan, non pas implicitement puisque dès le titre et dans tout le déroulé de la pièce, en passant par l’image hobbesienne qui nous accueille en fond de scène, tout est clair.
Le texte de Guillaume Poix avec qui la dramaturge a travaillé étroitement, est concocté à partir d’entretiens et de longues présences aux audiences publiques de la 23e chambre du Tribunal de Paris, pôle d’urgence pénale où se tiennent les procédures dites de « comparutions immédiates ». On se souvient du film de Raymond Depardon Délits flagrants (1994) qui documentait alors ce qu’on appelait les « flagrants délits ». Pour autant Léviathan n’est pas un théâtre documentaire ni un théâtre d’idées avec de grands discours abstraits, la mise en scène et la remarquable scénographie d’Anouk Maugein suffisent à faire sens. Elles créent comme un « espace mental », cauchemar ou hallucination, un lieu autre, peut-être surréel – celui du théâtre, entre illusion et réalité ? Les masques de Lucie Valon contribuent largement à l’étrangeté de la situation. Les personnels de justice, avocats compris, ont en effet le visage à demi masqué. Cela leur donne une allure figée de robots, de machines parlantes, visages déshumanisés d’une justice qu’ils sont censés « rendre » ou peut-être vomir… Dans une lueur de conscience, le masque d’un juge avoue se livrer à une « justice d’abatage » !
La critique de l’appareil judiciaire n’aurait pas une telle force si elle n’était pas incarnée, jouée, produite par des effets esthétiques autant que moraux. Les juges fixent parfois le public derrière leur apparence de cire et cela suffit à produire en nous un effroi : avons-nous bien fait, nous justiciables, de nous en remettre à un « monstre froid » pour juger de la vie libre et de la mort sociale, de la liberté de mouvement ou de l’enfermement ? Callés dans nos fauteuils, nous nous disons que nous pourrions nous retrouver face à ce tribunal-machine… Les prévenus eux-mêmes sont défigurés par des bas ou des voiles, visages dé-visagés par la terreur qu’inspire le monstre. Trois cas sont retenus : un délit routier mineur mais commis pas un jeune de banlieue récidiviste ; des menaces envers une association et son directeur, proférées par un SDF très énervé par la disparition de son portable pendant qu’il se douchait ; un vol dans un magasin de vêtements d’enfant par une mère privée de la garde sa fille confiée à un père pourtant notoirement pervers. Pour tous, très vite des mois de prison ferme sans indulgence. À comparutions immédiates, jugements expéditifs ! Que reste-t-il d’humain dans cette farce noire toute de rose vêtue ? De quelles pulsions sadiques ou masochistes, le monstre Léviathan est-il le serviteur zélé ?
Par moment, une autre voix se fait entendre, celle d’un ancien repris de justice, Khallaf Baraho. Il est le seul personnage à tenir un propos sur la justice. Il déplore que l’on n’insiste pas davantage sur la justice réparatrice plutôt que de tout miser sur la répression et la prison. Baraho évoque Nietzsche pour qui la réparation doit être supérieure à la peine, le dédommagement supérieur au châtiment. Du coup, on se souvient de sa critique du Libre-arbitre dans le Crépuscule des idoles (1889): « La théorie de la volonté a été essentiellement inventée à des fins de châtiment. » Baraho met la barre haut ! D’ailleurs, il décrypte ironiquement la fameuse allégorie de la Justice, cette femme aux yeux bandés qui tient une balance dans une main et un glaive dans l’autre : le glaive semble l’emporter sur la pesée ! Il évoque aussi une peinture d’un anonyme italien, dont le titre latin Pax et Justicia osculatae sunt produit une nostalgie mais d’un futur hypothétique : « La paix et la justice se donnant un baiser » !
Léviathan c’est tout cela et plus encore, comme l’arrivée sur scène d’un cheval plus humain que l’institution pénale ! L’animal à la robe grise tient un rôle essentiel, porteur de vie et de vérité ; un rôle réparateur puis démolisseur dont il ne faut rien dire de plus. En revanche, on peut se souvenir que c’est en prenant la défense d’un cheval violemment battu par son cocher dans une rue de Turin en janvier 1889, que Nietzsche (encore lui !) eût une crise de démence qui causa sa mort intellectuelle onze ans avant celle physique. Image subliminale d’un engagement risqué mais noble pour une justice généreuse et inclusive.
La pièce de Sagazan est d’une richesse incroyable tant en surface qu’en profondeur, les deux couches se confondant dans une écriture spectaculaire et fine. Cette œuvre magistrale doit cependant avoir une fin, même si la réalité que sa fiction met en abîmen’en finit pas de s’abimer et nous avec. Place alors au silence, comme celui d’une mise en délibéré d’un jugement. Le lourd silence d’une justice suspendue au droit avant d’être rendue… tordue. Combien de temps à supporter ce silence qui fait taire le théâtre ?
Rassurez-vous, vous sortirez bientôt et libres !
Jean-Pierre Haddad
Création Festival d’Avignon 2024. Du 15 au 21 juillet, au Gymnase Aubanel, rue Palapharnerie, Avignon 84000.
Tournée : Du 13 au 16 novembre 2024, Théâtre national de Bretagne (Rennes) – Festival TNB ; les 20 et 21 novembre 2024, Le Grand R Scène nationale de La Roche-sur-Yon ; les 28 et 29 novembre 2024
Théâtre de Sartrouville et des Yvelines Centre dramatique national ; le 5 décembre 2024,
La Passerelle Scène nationale de Saint-Brieuc ; les 11 et 12 décembre 2024 L’Azimut Pôle national cirque (Antony, Chatenay-Malabry) ; du 30 janvier au 6 février 2025 Théâtre du Nord Centre dramatique national Lille Tourcoing Hauts-de-France ; du 25 au 27 février 2025 La Comédie Centre dramatique national de Reims ; du 4 au 7 mars 2025 Théâtre de la Cité Centre dramatique national Toulouse Occitanie ; le 18 mars 2025 L’Estive Scène nationale de Foix et de l’Ariège ; du 25 au 28 mars 2025 La Comédie de Saint-Etienne Centre dramatique national ; du 2 au 6 avril 2025 Les Célestins Théâtre de Lyon ; les 10 et 11 avril 2025 MC2 Grenoble Scène nationale ; les 16 et 17 avril 2025 La Comédie de Valence Centre dramatique national Drôme-Ardèche ; du 2 au 23 mai 2025 Odéon-Théâtre de l’Europe (Paris)
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