Invitée pour la première fois au Festival d’Avignon, la troupe Baro d’Evel y répond généreusement avec une création de haut vol. Qui som ? est en effet un spectacle ambitieux et magnifique. Une ambition faite du talent et de l’engagement de tous les articiens de Baro d’Evel qui nous étonnent et nous élèvent en même temps. Ces « faiseurs d’art », circassiens aguerris, sont à la recherche d’un art total articulant cirque, danse, musique et arts plastiques. Leurs performances sont hors normes et de la rue aux scènes de théâtre en passant par les chapiteaux itinérants, Baro d’Evel crée un art du questionnement par le vertige, l’humour et la poésie.
Qui som ? Oui, qui sommes-nous, nous les humains ? Qui sommes-nous pour envahir la planète et l’impacter au point d’en menacer la survie, de nous y mettre nous-mêmes en danger ? Aveuglés par la formule cartésienne du Discours de la Méthode, « se rendre maîtres et possesseurs de la Nature » (détournée par le capitalisme en un droit à exploiter sans limite), nous n’avons pas voulu entendre celle de Spinoza, aux antipodes de Descartes, qui dans son Éthique posait que « l’homme n’est pas un empire dans un empire » mais une partie de la Nature régie par ses lois générales !
Qui sommes-nous si nous ne sommes pas capables de sauver ce monde ? Ne sommes-nous pas des êtres sociaux et transindividuels, capables de faire communauté, de vivre dans la joie, l’intelligence et la créativité, un peu comme le fait la troupe Baro d’Evel ? Serait-ce trop métaphysique ? Plutôt ultraphysique ! Ce qui est formidable avec ce Baro d’Evel qui signifie « Nom de Dieu ! » en manouche – comme on s’étonne d’une chose réputée impossible – c’est que les plus profondes questions de l’humanité sont incarnées sur scène de manière hyperphysique. Elles le sont par les corps, leurs mouvements et gestes, le jeu de ces articiens, mais aussi au moyen de divers matériaux mis en scène avec une subtilité qui en fait un langage et des personnages. C’est le cas de la glaise, de l’argile… du plastique !
Il y a des matières mais aussi de la matière, du contenu, du texte même, une réflexion éthique à enjeux politiques ; le tout dans une parfaite synthèse esthétique. « Nous aimons prendre le risque d’une écriture précise prête à improviser à chaque instant, penser une dramaturgie à tiroirs, comme des poèmes intérieurs qui en fabriquent un plus grand. » nous confie Camille Décourty , co-fondatrice avec Blaï Mateu Trias, de Baro d’Evel en 2000.
Pourquoi cette poterie cassée du prologue ? Faire tourner sous les yeux du public le tour à façonner la glaise pour tenter de combler le vide du décor en bord de scène. Peut-être aussi un clin d’œil ironique au récit biblique de la création de l’homme et de la femme… Sur scène, le potier improvisé façonne par maladresse une sorte de saucisse molle. Mais, sur le conseil de la maîtresse de cérémonie, il rectifie son geste en faisant « d’abord un trou » dans la glaise puis en remontant le moulage. Le féminin présiderait-il au masculin ? Les deux formes symboliques de la reproduction sexuée du vivant sont convoquées car l’humanité est à refaire, à remouler, à réinventer dans ce monde qui court à la catastrophe les yeux grands ouverts.
Mimer le désastre, en rire et le surmonter, c’est le sens du spectacle qui au travers d’une douzaine d’épisodes déroule la question-titre. Que faire pour nous en sortir ? Commencer par chanter ensemble malgré l’effondrement : adagio en sol glissant, vocalises qui glissent mais ne s’enlisent pas. C’est à la fois le Titanic et le Radeau de la Méduse, sauf que cette fois on ne coule pas, on ne s’avoue pas vaincu, « on ne baisse pas les bras » même si on a l’impression d’avoir les mains en l’air ! D’ailleurs le groupe revient à l’assaut/à la scène en assumant la mutation de l’humain-glaise. Poterie encore fraîche sur la tête, chacun se refaçonne un visage. Le drame est enclenché mais on ironise : « Quand le moment est venu, l’heure est arrivée » tout en posant les bonnes questions : « l’identité doit-elle être décidée par le passé ou le présent ou l’avenir ? ». À ceux qui prônent « la guerre pour se sentir vivant, pour exister », Baro d’Evel répond par le renouvellement de l’humain, par le groupe et par l’art qui est métaphore du faire, du refus de la résignation, du désir d’agir encore et ensemble, sans Créateur suprême, cette fois ! « Dieu ? Il se cache dans un trou, il a jamais vécu, alors… » Vécu et non pas existé. Vivre, c’est plus fort, plus vrai, plus dur et plus beau !
Vivre et faire un théâtre total c’est le grand rêve que Baro d’Evel réalise sur scène à chaque représentation en le confondant avec celui d’un nouvel humanisme. Aux arts du théâtre, de la danse, du chant, de la musique, du cirque, de la pantomime, viennent s’ajouter, ce qui est plus rare sur scène, les arts plastiques mais aussi le polylinguisme qui accède au statut d’art dramatique : français, anglais, catalan, espagnol, portugais et mandarin ne sont plus qu’une seule langue, celle de la rencontre, de l’utopie, d’un hymne à l’entraide. Les humains ne seraient pas les enfants de la Nature sans les non-humains et Baro d’Evel n’oublie jamais les animaux dans sa dramaturgie : « Nous aimons penser la représentation comme une cérémonie, un réenchantement, convier toutes ces disciplines, avoir sur scène ces animaux, ces enfants, ces artistes, pour fabriquer des spectacles qui emmènent le spectateur dans un labyrinthe intérieur, dans un rêve éveillé. » disent d’une même voix Camille Décourty et Blaï Mateu Trias. Sur les gradins, le public est du voyage, embarqué, et l’émotion est totale et collective.
Le final de Qui som ? répond à la question mieux qu’une énième et vaine exhortation au vivre ensemble non suivie d’effets. Sur scène, ce groupe d’humains nouveaux qui en miroir nous représente, se met à la tâche : pourra-t-il faire reculer l’océan plastique qui grandit et menace ? Est « plastique » ce qui est malléable, modulable, déformable, transformable comme le produit à base d’hydrocarbure qui nous envahit mais aussi comme l’argile et la glaise, comme également les conditions de vie des humains. Alors pourquoi ne pas inverser le sens et la valeur de l’impact anthropocène ? Il suffirait de rendre plastique le mode de production si rigide qui nous tyrannise et abuse des non-humains, animaux ou milieux biotopes. Le plastique menace mais notre réalité aussi est plastique : remettre collectivement la main à la pâte, reformer, reformuler, réformer.
Qui som ? est une célébration et une invitation à ne pas manquer !
Jean-Pierre Haddad
Création Festival Avignon 2024. Du 3 au 14 juillet à 22h. Cour du Lycée Saint-Joseph.
Avec, Lucia Bocanegra, Noëmie Bouissou, Camille Decourtye, Miguel Fiol, Dimitri Jourde, Chen-Wei Lee, Rita Mateu Trias en alternance avec Amir Ziegler, Yolanda Sey, Soler, Maria Carolina Vieira, Sicard, Marti Julian, Guillaume Weickert, Blaï Mateu Trias.
Tournée : 19 et 20 juillet 2024 Festival les Nuits de Fourvière (Lyon) ; Du 25 au 27 juillet 2024 Grec Festival de Barcelona (Espagne) ; Du 2 au 4 août 2024 Festival La Strada (Graz, Autriche) ; Du 26 au 28 septembre 2024 Romaeuropa Festival (Rome, Italie) ; Du 2 au 4 octobre 2024 Théâtre 71 Scène nationale Malakoff avec Théâtre Châtillon Clamart, Les Gémeaux Scène nationale (Sceaux) ; Du 11 au 13 octobre 2024 Théâtre de Liège (Belgique) ; Du 31 octobre au 2 novembre 2024 Halles de Schaerbeek (Bruxelles, Belgique) ; Du 13 au 16 novembre 2024 Tandem Scène nationale d’Arras-Douai ; Du 2 au 22 décembre 2024 Théâtre de la Cité Centre dramatique national Toulouse Occitanie ; Du 10 au 12 janvier 2025 Le Parvis Scène nationale Tarbes-Pyrénées ; Du 22 janvier au 1er février 2025 MC93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis Bobigny ; Du 18 au 22 février 2025 Comédie de Genève (Suisse) ; Du 18 au 21 mars 2025 Théâtre Dijon Bourgogne Centre dramatique national ; 27 et 28 mars 2025 Centre dramatique national de Normandie-Rouen ; 1er et 2 avril 2025 Le Volcan Scène nationale du Havre ; 24 et 25 avril 2025 Équinoxe Scène nationale de Châteauroux ; Du 6 au 9 mai 2025 Scène nationale du Sud-Aquitain (Bayonne) ; 14 et 15 mai 2025 Le Grand R Scène nationale de La Roche-sur-Yon
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