Arcadie est l’adaptation théâtrale par Sylvain Maurice du roman Arcadie d’Emmanuelle Bayamack-Tam, paru en 2018 et récompensé en 2019 par le Prix du Livre Inter. Une adaptation même réussie n’est jamais l’œuvre originale surtout quand elle est « transgenre », qu’on passe d’un genre littéraire à un autre ! D’ailleurs, une œuvre n’est peut-être pas adaptable tout comme un poème n’est pas traduisible, il est pourtant possible et bon parfois d’adapter et de traduire. On perd et on y gagne. Et puis tout en n’étant pas l’œuvre de départ, l’adaptation en est tout de même sa langue et son esprit.

Entre Arcadie pièce et Arcadie roman, on perd quantité de personnages, dont celui atypique du dirigeant de la communauté dans laquelle se passe l’histoire, le bien-nommé Arcady, chef paternaliste mais sensible qui sait aimer humainement et sexuellement tous les membres d’Arcadie. On perd quantité de péripéties, de truculences du roman de Bayamack-Tam qui s’y entend pour les multiplier en les rendant discrètement porteuses de symboles et de valeurs, mais aussi pour les amener par un jeu très libre du style et de l’écriture.

Dans Arcadie de Sylvain Maurice, on gagne une « réduction » culinaire et chimique de l’œuvre, de ses enjeux politiques et éthiques. Réduction culinaire par condensation et exhalaison des saveurs de l’œuvre. Réduction chimique qui ajoute au texte un électron et une force en donnant à son personnage central de Farah une incarnation haute en couleur… On gagne aussi la dimension spectaculaire et collective de recevoir à plusieurs une œuvre qui précisément convoque le collectif. La salle, c’est autre chose que le salon de lecture ! Sur sa scène, l’œuvre prend corps et vie. Constance Larrieu, qui joue cette Farah, est seule en scène mais parvient à faire exister toute la communauté d’Arcadie. Dans une scénographie de Sylvain Maurice accompagné d’Alain Deroo et une création lumière de Rodolphe Matin, la comédienne qui comme metteuse en scène s’est déjà attaquée à Wilhelm Reih (avec La fonction de l’orgasme) et Sarah Kane (avec Manque), porte avec talent et énergie son personnage. Dans l’espace scénique abstrait, métamorphoses et métanoïas de Farah se traduisent par une série de variations chromatiques dans une palette à la Rothko.

Mais de quoi parle Arcadie ? La communauté de Liberty House située dans le sud-est de la France et dont la devise serait selon l’autrice « Amour global et frugalité volontaire » serait-elle une utopie ? À moins qu’elle ne soit une dystopie ? Dans le fond, le roman est assez proche de la problématique antique d’Arcadie. Par hasard, de jeunes bergers découvrent ce paradis bucolique mais ils y trouvent une tombe ancienne sur laquelle est gravée l’inscription : « Et in Arcadie ego ». « En Arcadie, je suis aussi », cette phrase sibylline est censée être dite par La Mort qui fait savoir aux jeunes gens exaltés que même en un pays idyllique la mort existe. Dans l’Arcadie d’Emmanuelle Bayamack-Tam, la mort c’est la négation du désir et de l’amour. Arcady, grand prêtre de l’amour libre, dirige la communauté en incarnant la lutte contre cette mort. L’amour atteint ici une dimension éthico-politique : pas seulement l’amour des ou avec les autres, mais aussi l’amour de soi tel qu’on est, et l’amour comme lien social, à l’opposé de la société en place : « Dans le monde extérieur, c’est tous contre tous et chacun pour soi – non, même pas : chacun procède d’abord à sa propre tuerie intime, parce qu’il faut être mort avant de partir en guerre. »

Arcadie serait donc l’utopie d’une politique de l’amour. Ce qu’elle parvient à réaliser puisque les malades, les handicapés, les vieux, les différents genres et sexes sont admis et reconnus avec leur plein droit au bonheur social et à l’amour charnel et fraternel. Mais le négatif fait retour par la question du migrant. Si inclusive soit la communauté d’Arcadie, son chef et tous ses membres sauf Farah et son ami Daniel vont refuser d’accueillir le Vendredi de Farah, un migrant d’Afrique noire qu’elle a découvert, aidé et baptisé ainsi. L’exclusion de Vendredi signe la mort symbolique d’Arcadie pour Farah qui porte haut son idéal – « Et in Arcadia ego » ! Farah quittera donc le phalanstère : « Liberty House était un paradis, mais désormais nous trimballerons le paradis avec nous et tâcherons de l’établir un peu partout. » En tant que personnage intersexué, Farah est aussi un être déterritorialisé et polysémique. Par-là, elle devient une nouvelle figure de l’universel humain. Par son énergie physique et la liberté de son agir, par sa révolte, son esprit critique et son amour des sciences, elle renouvelle l’idéal d’émancipation des Lumières. Au centre d’une scénographie plastique et polychrome, Constance Larrieu endosse à merveille cette dimension iconique.

On peut y aller comme à une célébration laïque de la modernité à venir et déjà là !

Jean-Pierre Haddad

Théâtre de Belleville, 16 Passage Piver, 75011 Paris. Du 04 septembre au 30 novembre 2024. En semaine à 19h15 ; le samedi à 21h15 ; le dimanche à 15 h. Informations et réservations : https://www.theatredebelleville.com/fr/arcadie

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