On entre dans un espace théâtral, la « salle », qui se confond avec celui scénique puisqu’il n’y a pas de plateau. De plus, le dispositif trifrontal identifie lieu du public et lieu du jeu. Les trois comédiens viennent donc s’asseoir parmi le public, chacun sur un coté du dispositif. Les échanges de regards entre gradins ou dans la proximité du côte-à-côte sont inévitables d’autant que l’espace est sans décor et fortement éclairé par des néons – nous sommes dans les locaux avignonnais de la MAIF, salle hors les murs du Théâtre du Train Bleu durant le Off.

La mise en scène de Yordan Goldwaser devient une mise en lieu : le centre de l’espace est vide, pas un seul accessoire. Il sera parfois occupé par les personnages mais leurs échanges qui constituent la seule matérialité de la pièce (avec leurs corps en déplacement) peuvent également se produire depuis les gradins. Il n’est pas anodin que le centre soit vide, car le sujet de la pièce d’Ivan Viripaev, auteur russe vivant désormais en Pologne, est la nature fuyante de la vérité dans les rapports humains. Il doit en connaître un morceau là-dessus, étant donné sa condamnation par contumace à huit ans de prison par un tribunal de Moscou en décembre 2022, pour avoir pris position contre l’invasion de l’Ukraine, mais sous un chef d’accusation des plus farfelus.

Tout commence comme du théâtre de boulevard. Donald, Sarra et Robert se disputent au sujet de la présence ou non d’un quatrième personnage chez Sarra, lundi dernier. Ce quatrième larron nommé Markus restera absent et donc muet. D’autres absents seront évoqués. Il faut préciser que Sarra est en couple avec Robert et que donc il se pourrait qu’elle ait commis un adultère lundi dernier… Sauf que ce n’est pas si simple, très inquiet, Robert cherche à savoir vraiment ce qui s’est passé, Markus étant son propre frère. Mais Sarra et de Donald vont se contredire : la première niant les faits et le second niant les dires de Sara après avoir lui-même déclenché les soupçons de Robert. On sent bien que quelque chose se dérobe à tout espoir de traitement rationnel ou raisonnable de l’imbroglio… Nous ne sommes plus du tout dans un vaudeville, plutôt une tragi-comédie voire un drame loufoque – une farce pessimiste ? D’ailleurs, la folie guette Donald qui est si fatigué de tout y compris de lui-même. C’est lui qui lance la petite musique qui fera refrain pour les trois personnages tout au long de la pièce : « les guêpes de l’été piquent encore en novembre ». Le dérèglement climatique peut-être en cause dans cet effet tardif, aurait-il des effets mentaux sur nos trois compères – dérèglement psychiatrique ? A moins que ce soit les rapports de confiance, de sincérité, d’authenticité entre humains qui soient altérés par le désordre qui atteint la vérité au travers de l’escroquerie de la « vérité alternative ». Deux ères seraient désormais le cadre de l’errance de l’humanité : l’une géologique : l’anthropocène ; l’autre éthico-politique, l’ère de la « post-vérité ».  

Le troupeau de rennes, évoqué dans une parabole de Donald, réussira-t-il à traverser la rivière avec le fort courant qui les emporte malgré une eau peu profonde ? Il le faudrait car la rive qu’il quitte est désertique alors que celle d’en face lui offrirait le salut ! Sara pense qu’il faudrait chercher un guet plus sûr en contre-bas du cours d’eau mais les rennes sont là, déjà engagés dans la traversée. Les échanges avancent mais la confusion augmente comme une eau qui monte et les personnages risquent la noyade. On n’échappe ni au temps ni à l’espace. Sarra pense que « l’amour rachète tout », mais à quel prix ? Le drame oscille entre comique et métaphysique. Un pianiste s’installe discrètement en fond de salle et joue des notes bien détachées les unes des autres. On n’échappe encore moins aux causes qui nous déterminent… Et si c’était cette pluie qui tombe sans discontinuer depuis trois jours qui annihilait le sens des choses ? Et si les trois amis au bord de la rupture tombaient d’accord sur ce point ? Et si l’amitié l’emportait sur la vérité ? Mais est-ce possible ?

Non, je n’ai rien divulgâché et vous auriez toujours raison d’aller voir ce bijou théâtral qu’est cette pièce de Viripaev. Il faut la vivre pour découvrir la force, l’intelligence et la puissance dramatique d’un texte aussi déroutant que vivifiant. Faut-il préciser qu’un tel objet dramatique nécessite trois comédiens « en forme » et dont le talent ne craint ni l’implication ni la tension, tout osant la performance. David Houri, Pauline Huruguen, Barthélémy Meridjen forment ce trio de choc. Au piano, Sébastien Dubourg.

Souhaitons que les guêpes piquent encore quelques saisons afin de vous permettre d’aller les « trifronter » !

Jean-Pierre Haddad

Avignon Off. Du 3 au 21 juillet, relâche les 8, 15 juillet à 13h45 au Théâtre du Train Bleu. Réservations et Informations : https://www.theatredutrainbleu.fr/component/sppagebuilder/page/271

Tournée en cours de construction pour la saison 2025/2026

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