« Venise, qu’est-ce que c’est ? Venise c’est à la fois si dur et si facile à décrire. Venise, c’est elle. Venise, c’est moi. Venise, c’est nous. » Ainsi s’exprimait une élève de 3ème section sport du collège Anne de Bretagne de Rennes après la présentation de la pièce de Fanny Chériaux en collaboration avec le Théâtre de l’Aire Libre. L’avis est si catégorique dans son universalisme que l’on se demanderait s’il n’est pas un peu exagéré, trop enthousiaste.
Qu’est-ce donc que ce Venise, récit d’un corps chanté ? Récit d’un corps, donc d’une singularité. Récit de la naissance à l’âge adulte et ce corps est là, sur scène, c’est même lui qui fait le récit de soi, lui qui chante, joue du piano, danse, bouge, vit sous nos yeux, se montre tel qu’il est. Mieux, tel qu’il s’assume désormais comme il est après avoir été trop longtemps défini par le « regard d’autrui » anonymisé en norme sexiste ; après avoir trop souffert de cette aliénation.
Selon la nature, on ne choisit pas son corps et c’est peut-être même lui qui nous choisit à condition qu’on l’écoute, qu’on le respecte, soigne et le veuille tel qu’il est. Alors, notre corps nous livrera toute sa puissance d’agir parce qu’on l’aimera sans condition tel quel – c’est possible ! Il y a des normes socio-culturelles bonnes, car utiles à tous, mais il en est de nuisibles, voire mortifères car imposées par certains, souvent minoritaires mais plus puissants et violents dans leurs procédés. Les normes esthétiques portant sur le corps des femmes sont de la deuxième catégorie, c’est connu. Mais Fanny Chériaux l’a connu dans sa chair, à chaque étape de sa vie dès lors qu’elle n’a plus été une enfant et qu’elle est devenue brusquement « une femme » le jour où elle a eu ses premières règles. Durant le confinement Fanny Chériaux surnommée Fannytastic, écrit une chanson sur Venise car elle apprend que des dauphins sont revenus s’ébattre dans la lagune ! Un jour qu’elle la chante sur scène, deux danseurs-dauphins viennent la rejoindre et se mettent à danser, telle est l’origine du spectacle. Pour autant Fanny Chériaux ne s’imaginait pas danser elle-même, encore prise dans quelques préjugés sur son corps.
Mais pourquoi ce retour des dauphins dans la célèbre lagune ? L’arrêt du trafic touristique et la baisse vertigineuse de la pollution du lieu, revenait à rétablir des conditions naturelles de vie marine, conditions d’un biotope qui inclut la présence des dauphins. Donc pas un miracle, mais une logique naturelle qui a ses raisons et sa force. Il faut y voir une signification métaphorique du spectacle. Les normes esthético-sexistes sont une pollution mentale d’une grande nocivité… D’abord pour les femmes qui se retrouvent comme dépossédées de leur corps, ensuite pour pas mal d’hommes dont l’imaginaire érotique est lui aussi pollué par des images toutes faites. Dépolluer les esprits. Tout redevient alors naturel, beau, vivant et libre. C’est un paradoxe connu (au moins depuis Épicure et les Stoïciens) que pour retrouver le naturel, il faut travailler sur les représentations et gestes culturels, en réinventer. Or, ce travail est politique : acte d’engagement et de prise de pouvoir mû par un choix de soi en société, un choix de relations humaines. Ce récit chanté est bien sûr féministe, mais plus encore car son pouvoir d’émancipation est universel.
Tout cela est amené avec tact et subtilité par Fannytastic dans son récit d’une cité lacustre qui pourrait être une utopie à portée de mains. Ce qui est remarquable est que pour dire ce retour à de la nature, le spectacle invente une sorte de mise en scène naturelle ! Non pas qu’elle ne contienne pas d’artifices comme la projection de film super 8 de l’enfance de Fanny Chériaux sur la tranche de son piano blanc, mais « naturelle » au sens où ce qui se passe sur scène a une simplicité et une fraîcheur qui nous surprend d’abord et nous enchante très vite. Avec Thomas Couppey et Sébastien Dalloni, ses deux acolytes et danseurs, comiques et techniques à la fois, Fannytastic crée un spectacle narratif proche de la comédie musicale mais comme si tout y était réinventé : présence physique spontanée et décomplexée, chansons originales déjouant les clichés de la variété, chorégraphie qui paraît naïve sans l’être le moins du monde. Enfin, un humour qui sans méchanceté ni sarcasme se permet une belle et grande ironie. La fonction spectacle elle aussi est réinventée : montrer non pour montrer mais pour démontrer. Venise, récit chanté d’un corps démontre merveilleusement, primo que la question du corps des femmes est à la fois philosophique et politique ; deuxio que l’art du théâtre est nécessaire dans la cité, pour dire et dépasser les blocages culturels, libérer les énergies, émanciper la pensée. Pour démontrer, Fanny Chériaux n’hésite pas, n’hésite ou plus, à se montrer telle qu’elle est. La réalité de la scène effondre le quatrième mur et l’émotion devient vérité.
Terminons par où nous avons commencé, par une autre parole d’élève : « Venise, ce n’est pas seulement un chant si puissant qu’il en fait trembler la salle. Ce n’est pas seulement une danse, ce n’est pas seulement une lutte. Venise, c’est un cri du cœur. »
Jean-Pierre Haddad
Off d’Avignon, au 11, 11 boulevard Raspail. Du 2 au 21 juillet 2024 à 17h10. Relâche les lundis 8 et 15 juillet.
Informations : https://www.11avignon.com/programmation/spectacles/venise-recit-chante-d-un-corps
Des militants partagent ici des critiques littéraires, musicales, cinématographiques ou encore des échos des dernières expositions mais aussi des informations sur les mobilisations des professionnels du secteur artistique.
Des remarques, des suggestions ? Contactez nous à culture@snes.edu