À l’occasion d’une rupture amoureuse, le personnage de Sarita Vincent découvre qu’il n’a cessé durant sa vie d’avoir été abandonné. Et cela a commencé le jour de sa naissance où considéré non viable, il est enlevé à sa mère et abandonné à un corps médical tout puissant. Mais Vincent – Vincent seulement à l’époque – survivra : la mort même l’aurait-elle abandonné à la vie ? Être intersexué n’est pas en soi une cause de non-viabilité, n’en déplaise aux agents de la norme hétéro-macho-phallo (facho ?). Vincent survit donc mais rejeté de sa famille trop catholique pour être assez charitable. Il sera élevé par sa grand-mère et de mutilations sexuelles médicales en violences symboliques de tous ordres, l’enfant grandit et s’endurcit, se fabrique une résilience hors du commun. D’ailleurs le prénom Vincent est déjà une première violence de l’accoucheur faite à la volonté de la mère qui avait pensé à Augustin… « Vincent » car on le transporta à peine né à l’Hôpital Saint-Vincent-de-Paul où il devait décéder en moins de quinze jours. Ce médecin imbécile savait-il que « Vincent » signifie en latin « celui qui vainc » ?
Dès lors, commence la vie de Vincent qui, s’acceptant plus que les autres ne l’acceptent, deviendra Sarita – plus que s’accepter : se choisir dans son être, dans sa personne et dans son identité de genre. Devenant Sarita, Vincent passait de la résistance à une féminité glorieuse puisque son prénom signifie en indien « princesse » !
Son histoire d’amours et d’abandons se poursuit jusqu’au jour où une rupture amoureuse déclenche son contraire, l’engagement dans la reconstitution des liens qui font de Vincent et Sarita un seul être singulier – comme nous le sommes tous, mais la norme nous en éloigne par son pouvoir aliénant. Sarita Vincent rencontre une association engagée pour la reconnaissance des personnes intersexuées. Iel y découvre non seulement le vocable d’« intersexe » mais le concept qui en reconnaît l’existence comme légitime puisque réelle. Parler d’hermaphrodisme, c’est sympathique, mythologique voire érotique. Mais cela ne cible pas l’injuste exclusion des personnes intersexuées (environ 2% de la population) puisque précisément « l’hermaphrodisme » inclut le corps à double sexe dans une culture multiséculaire sans rien lui conférer de reconnaissance savante, sociale et politique ; celle esthétique restant une curiosité trouble comme on le verrait en observant discrètement l’attitude des visiteurs du Louvre qui tournent autour de L’hermaphrodite endormi de la salle des antiquités gréco-romaines.
Cette histoire de Sarita Vincent est bien sûr une histoire vraie, le réel invente parfois plus que la fiction. Elle est racontée par Sarita Vincent Guillot et dès la rencontre de ce dernier avec Yann Dacosta, l’histoire devient un projet de théâtre. Adaptation et mise en scène vont en découler mais encore fallait-il une incarnation adéquate. Ce sera Vincent Bellée. Ce comédien assez androgyne d’allure, réalise une grande performance en nous faisant vivre l’histoire de Sarita Vincent avec un naturel et un détachement qui lui donne sans doute bien plus de force que s’il y avait mis du pathos et de la souffrance. L’acteur joue de son corps frêle et de sa voix douce et posée pour faire du récit un exercice de légèreté et de liberté physique et intellectuelle. C’est infiniment encourageant et beau d’imaginer à travers son jeu que le calvaire médical et sociétal subi par Sarita Vincent Guillot n’a pas détruit en elle son intelligence alerte, son désir de vivre et son bonheur à se raconter. Les Vincent et la Sarita de cette rencontre fractale (puisque de Vincent à Vincent en passant par Sarita, des similitudes apparaissent en miroir) sont accompagnés au plateau par Anne-Laure Labaste qui au clavier crée un univers sonore et musical en résonnance parfaite avec le ton et le style narratif du comédien. Cicatriciel n’est pas sacrificiel, mais au contraire joyeux, revigorant, luxuriant. La scénographie de Grégoire Faucheux faisant une large place à une végétation tropicale, en est la métaphore. Un peu comme si les abandons successifs subis par le personnage avaient eu pour effet inverse de produire une abondance de vie !
On parlera alors d’une histoire de survie… Allons plus loin : plutôt une « sur-vie » au sens d’une vie superlative, d’une vie élevée à un degré supérieur de puissance et d’affirmation. La lutte de Sarita Vincent pour exister étant en elle-même une leçon de vie, d’effort pour vivre plus. En réalité, nous avons tous cette aptitude que le philosophe Spinoza (1632-1677) appelle Conatus (persévérance dans l’être par notre intelligence) mais nous la délaissons trop souvent.
Il est beau que ce soit par la marge que l’essentiel nous soit rappelé !
Jean-Pierre Haddad
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