Un homme se souvient. Un jour où la solitude lui pesait trop dans la maison de Haute Autriche où il vit reclus, il a rendu visite à un voisin, agent immobilier, Moritz. Il y a rencontré un couple, un Suisse et sa compagne, que tout le monde dans le village appellera la Persane. Constructeur célèbre de barrages, le Suisse veut acheter un terrain invendable, en pente, humide, qu’en hiver le soleil n’atteint jamais, pour y construire une maison. Le narrateur va proposer à la Persane de l’accompagner dans de longues promenades en forêt où ils vont échanger des confidences et parler de leur admiration commune pour Schopenhauer et Schumann. Elle va le sauver de la solitude et de la dépression mais lui ne la sauvera pas.
Célie Pauthe et Claude Duparfait, tous deux grands admirateurs de Thomas Bernhard, avaient déjà monté en 2012 Des arbres à abattre. Ils adaptent cette fois un de ses courts romans. La mise en scène de Célie Pauthe, apparemment simple, est d’une sophistication époustouflante. Claude Duparfait est le narrateur fragile, jambes désaxées, un peu tordu. Il n’interprète pas ce personnage, il l’incarne, avec les obsessions de Thomas Bernhard, sa misanthropie, les ressassements de sa langue très noire. Dans un costume aux couleurs automnales, assis sur une chaise, sac poubelle et petite bouteille d’eau au sol à ses côtés, il s’adresse directement au public en racontant la parabole des porcs-épics tirée du livre de Schopenhauer. Un groupe de porcs-épics saisi par le froid se serre pour se réchauffer, mais ils se piquent, ils s’écartent alors mais, frigorifiés se rapprochent à nouveau. Cette parabole éclaire, avec le pessimisme que l’on connaît à l’auteur, la suite de l’histoire. Autrement dit si on a à proximité quelqu’un avec qui on peut parler de tout on s’en sort. Mais il arrive un moment où cette relation, dont on attend trop, devient une gêne et se détruit.
Célie Pauthe fait alterner les moments où Claude Duparfait monologue seul sur le plateau, lumière de la salle allumée et ceux où, dans le noir, un grand écran occupe tout le fond du plateau avec une forêt de mélèzes. Dans cette forêt, dont on ressent le froid et la pente qui rend la marche difficile, le narrateur marche en compagnie de la Persane. Une petite musique délicate souligne son apparition en gros plan faisant ressortir la petitesse du narrateur sur le plateau. Au fil des promenades, ils échangent des confidences et se découvrent le même amour pour Schopenhauer et Schumann.
Au moment où ni Schumann ni Schopenhauer n’arrivaient plus à le sauver de la solitude et de la dépression, ce sont ces conversations avec la Persane, « un partenaire idéal pour le cœur et l’esprit » qui l’ont sauvé. Pourtant lui ne l’a pas sauvée. Un jour cette si grande proximité lui a semblé une gêne et il a cessé de la voir, la laissant seule dans ce « monde inhumain peuplé de gens malveillants » vis-à-vis des étrangers comme elle.
Célie Pauthe a fait appel pour ce rôle, où elle n’apparaît qu’à l’écran, à une magnifique comédienne iranienne, Mina Kavani. Cherchant à échapper au froid de la forêt et au gel des sentiments en se serrant dans une veste de mouton noire, elle est cette intellectuelle, sacrifiée par un mari, dont on comprend qu’elle l’a aidée pour sa carrière mais qu’il a cessé de l’aimer, et désormais abandonnée par le narrateur, qui n’a plus besoin de leurs longues conversations. Surdimensionnée à l’écran, elle est cette figure féminine isolée, à qui il ne reste plus rien. A la fin quand le narrateur dit que, lorsqu’il lui avait demandé si elle pourrait se suicider, elle avait ri en disant « Oui », et qu’il ajoute à l’adresse du public « Un beau titre non ? » la salle reste glacée, pétrifiée.
Micheline Rousselet
Jusqu’au 15 juin à l’Odéon Berthier, 1 rue Suarès, 75017 Paris – du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h – Réservations : 01 44 85 40 40
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