Babylone le 11 juin 323. Sur un vaste lit, enveloppé dans un drap, Alexandre le Grand est en train de mourir. Il n’a que 32 ans. Roi du petit royaume de Macédoine il a entamé ses conquêtes à 20 ans. Il a vaincu les Perses, fait fuir le puissant Darius, conquis Tyr, Babylone et Samarcande, fondé une ville, Alexandrie, dont la splendide bibliothèque étonnait les plus grands esprits de son temps. Il a conquis le plus vaste empire de la planète et a continué sa course vers l’Est, vers le bord du Gange, le confins du monde pensait-il. Il est malade, il sait qu’il va mourir, il veut être seul. Maintenant il peut dire ses fiertés, ses victoires, mais aussi ses erreurs et ses regrets. Dans un long monologue il apparaît comme ce conquérant orgueilleux, porté par ses désirs de conquête, qui pense avoir été protégé par les Dieux sous la forme de ce tigre bleu de l’Euphrate, mais capable aussi d’humilité devant une veuve de guerre ou ses soldats exténués qui aspirent à rentrer. Il ne dit pas seulement ce qu’il a fait, mais aussi les possibles qu’il n’a pas pu explorer. Il n’a plus d’appétit de conquête, mais face à Hadès, il proclame encore qu’il ne « veut pas être pesé à l’aune de la balance commune ».

Laurent Gaudé dit n’avoir jamais eu l’idée d’écrire une pièce historique sur Alexandre le Grand. Dans ce long et très beau monologue, il imagine les pensées qui le traversent dans cet entre-deux à l’orée de la mort. « Tout brûle et se presse en lui … Remporter des batailles, renverser un empire, créer des villes, avancer toujours vers les confins du monde ne lui suffisait pas … Son désir est insatiable » dit l’auteur.

Denis Marleau avait découvert ce texte il y a plus de dix ans et c’est la rencontre avec le comédien Emmanuel Schwartz qui l’a décidé à le mettre en scène. Dans une pièce nue le lit immense capte l’attention. Une forme émerge des drap, une voix sourde se fait entendre « je meurs ». Sur la toile qui occupe les côtés et le fond du plateau, les couleurs changent et se fondent subtilement, abandonnant le bleu sale d’une chambre mortuaire et faisant émerger à la fin la lumière de paysages lointains et flous, ceux des voyages imprimés dans les souvenirs d’Alexandre. La musique discrète laisse toute la place à la parole.

Emmanuel Schwartz sert magnifiquement la musique de la langue de Laurent Gaudé. Il module l’intensité de sa voix, accélère ou ralentit le rythme à mesure de la fièvre, du délire ou de l’épuisement d’Alexandre. Tel un fauve blessé il est encore capable de sursauts de vie et de se dresser pour affronter la mort. Ses mains se tordent, son corps se contorsionne sous l’effet de la douleur ou de la colère. Accablé quand il pense à la mort qui l’a rattrapé avant qu’il ait pu atteindre les confins du monde, altier quand il évoque son empire. Sa parole lucide dévoile ce qu’il est, à la fois beau et laid, bouillonnant de violence et d’arrogance quand il dit à Hadès « je ne te demande pas l’immortalité, je m’en suis occupé moi-même », humble aussi quand il s’agenouille devant le vieux soldat qui ne désire plus que rentrer pour mourir sur sa terre. Le comédien porte au plus haut point d’incandescence cette parole où celui qui fut le créateur du plus grand des empires de l’Antiquité se dévoile entièrement. Il ne lui reste plus qu’à partir sans rien laisser, en se présentant nu devant la mort. C’est violent et bouleversant.

Micheline Rousselet

Jusqu’au 16 juin au Théâtre de la Colline, 15 rue Malte-Brun, 75020 Paris – du mercredi au samedi à 20h, le mardi à 19h, le dimanche à 15h30 – Réservations : 01 44 62 52 52 ou billetterie.colline.fr –

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