Elisabeth Bouchaud est une femme étonnante. Physicienne de formation, diplômée de l’École Centrale de Paris, elle a publié de nombreux articles scientifiques dans des revues spécialisées, encadré des thèses, enseigné et reçu de nombreux prix. Elle est aussi actrice, autrice de pièces de théâtre et depuis 2014 directrice du Théâtre de la Reine Blanche dont elle a fait la « scène des arts et des sciences ». Elle s’est lancée dans l’écriture d’une série théâtrale Les Fabuleuses mettant en scène des femmes scientifiques d’exception qui se sont fait voler leurs découvertes par des hommes et qui n’ont jamais obtenu le prix Nobel qu’elles méritaient. Dans le premier épisode Exil intérieur, elle met en scène Lise Meitner qui a découvert la fission nucléaire mais a dû abandonner ses recherches pour fuir l’Allemagne nazie. Dans Prix No’Bell, elle s’intéresse à Jocelyn Bell, jeune étudiante irlandaise en physique à l’origine de la découverte des pulsars. L’Affaire Rosalind Franklin nous montre comment Rosalind Franklin qui a été à l’origine de la découverte de la structure de l’ADN a été dépossédée de ses travaux par ses collègues masculins.
Dans un décor dépouillé fait de trois passerelles qui encadrent un carré central blanc où gît un bric à brac d’éléments cassés, le physicien Vittorio Luzzatti, collègue de Rosalind Franklin, prend la parole, des années après sa mort, pour expliquer au monde comment elle a été spoliée de ses travaux sur l’ADN par ses collègues, Maurice Wilkins, James Watson et Francis Crick, qui eux ont obtenu le prix Nobel grâce à cette découverte en 1962 sans même la citer dans leur discours de remerciement. Comme dans un polar dont on connaîtrait dès le début les criminels va suivre grâce à un retour en arrière la vie de Rosalind Franklin de 1950 à 1952 avec de courtes saynètes qui s’enchaînent à un rythme enlevé.
En 1950, elle est physico-chimiste, mondialement connue comme spécialiste des rayons X. Elle travaille dans le laboratoire de Jacques Meiring à Paris. Puis elle décide d’accepter l’offre du King’s College de Londres où elle pourra créer son propre groupe pour travailler sur la structure de l’ADN. Mais l’arrivée à Londres va être brutale et décevante : elle y découvre un laboratoire sous équipé, un collègue, Maurice Wilkins, qui la considère comme son assistante alors qu’elle est son égale, un milieu machiste où les femmes ne sont pas admises à la cantine de l’institut ni dans les pubs. Elle se sent très seule malgré l’aide de Gosling, son étudiant, qui a travaillé avant pour Wilking et a du mal à refuser ses demandes.
La mise en scène de Julie Timmerman et la scénographie de Luca Antonucci avec les trois comédiens (Balthazar Gouzou, Martila Malliarakis et Julien Gallix) qui, assis sur les passerelles, ne quittent pas la scène traduisent parfaitement la surveillance constante et la pression qui pèsent sur Rosalind Franklin (Isis Ravel) qui s’active seule dans le carré blanc figurant le laboratoire. C’est là qu’elle va révéler la photo 51, la structure en double hélice de l’ADN, objet des convoitises de ceux qui l’espionnent : Wilking (Martila Malliarakis) mais aussi James Watson (Balthazar Gouzou) et Crick (Julien Gallix) du laboratoire Cavendish à Cambridge qui sans aucun scrupule vont, à son insu, lui voler ses découvertes.
Les quatre comédiens sont tous remarquables. Isis Ravel est une Rosalind Franklin passionnée par son métier et déterminée à poursuivre ses recherches, engagée pour l’amour de la science tout en méprisant la notoriété contrairement aux hommes qui l’entourent. Martila Malliarakis joue un Wilking très british avec chapeau et trench-coat, citant constamment Shakespeare mais aussi sournois et peu courageux. Balthazar Gouzou passe avec aisance d’un Gosling admiratif de Rosalind Franklin à un Watson débraillé, intellectuellement très médiocre, cynique, qui va tout mettre en œuvre pour s’octroyer la découverte de la structure de l’ADN. Julien Gallix joue un Vittorio Luzzatti très convaincant et un Francis Crick qui suit aveuglément Watson.
Le travail video de Thomas Bouvet et les lumières bleues reproduisant la structure hélicoïdale de l’ADN nous plongent de façon scientifique et poétique dans l’exaltation de la découverte.
Ce troisième spectacle qui clôt la trilogie est à voir absolument comme les deux premiers pour que la phrase (Nous vivons dans un monde où les hommes s’entre-tuent et où les femmes pardonnent ), fil rouge des trois opus, ne soit plus d’actualité.
Frédérique Moujart
Jusqu’au 9 juin, du mardi au vendredi à 19h, les samedis à 18h et les dimanches à 16h – Théâtre de la Reine Blanche, 2 bis passage Ruelle, Paris 18ème – Réservations : 01 40 05 06 96 ou www.reineblanche.com – à l’issue de la représentation du 21 ami, Clothilde Policar, chimiste, directrice des études scientifiques de l’ENS de la rue d’Ulm
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