En 2010, le comédien Nicolas Bouchaud, avec l’aide d’Éric Didry à la mise en scène et de Véronique Timsit à la collaboration artistique, avait adapté pour la scène le film documentaire de Pierre-André Boutang et Dominique Rabourdin : Itinéraire d’un ciné-fils (1992). Régis Debray s’y entretient avec Serge Daney, ex-rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, critique à Libération et fondateur de la revue Trafic, qui par ailleurs est malade du sida et mourra deux mois après. Debray, pour une fois, a l’esprit de la boucler, et laisse Daney, Parisien né en 1944 dans le 11ᵉ arrondissement au sein d’un milieu modeste, raconter ce que « voir des films lui a offert du monde », et délivrer ce qui sera une parole testamentaire sur son itinéraire de « ciné-fils » et de scrutateur de la télévision. C’est donc ici la pensée et la parole de Daney qui comptent avant tout.

Le rapport de Daney au cinéma repose sur deux principes.

Premièrement, selon un paradoxe seulement apparent, parce qu’il sait que, selon la formule de Godard, une image ne peut être juste que si elle est consciente d’être juste une image, le cinéma est ce qui lui donne le monde, le lui fait connaître, et contient la promesse d’un monde où vivre, d’un temps et d’un espace habitables avec les autres. L’amour du cinéma chez Daney remonte à l’enfance, comme toutes les choses les plus importantes. Le cinéma regarde cet enfant qui le regarde, et lui ouvre la possibilité de devenir un citoyen du monde.

En découle un rapport éthique au cinéma, qu’on pourrait dire platonicien : la fonction du cinéma n’est pas de produire de belles images, mais de montrer, de témoigner. Un film a de la valeur s’il montre bien ce qui vaut de l’être – ce qui a toujours été un enjeu majeur de l’art. Le cinéma est un art réaliste, avec les limites que cela suppose. C’est aussi un art à la fois populaire et ambitieux – on est en droit de lui demander des choses énormes. Ainsi, on peut y aller avec tout le monde, ou tout seul, à la fois spectateur ordinaire et cinéphile averti.

Ce que le cinéma montre, ce sont des actes. C’est ce qui rend possible une critique morale. Daney aura donc été un grand moraliste du cinéma, en même temps qu’un médiateur exceptionnel. Revendiquant une cinéphilie où la connaissance du cinéma et l’amour des films, loin d’être l’objet d’une passion fétichiste, donnent accès au monde, permettent de le voir et de le comprendre, il n’a eu de cesse, usant de sa suprême intelligence et de sa maîtrise consommée du discours, de transmettre, de défendre, et d’éveiller l’esprit de ses lecteurs.

Cependant, Daney avait conscience (une conscience un peu radicale, excessive) de vivre la mort du cinéma et son remplacement par le (télé)visuel. La différence est que le cinéma montre sans vendre ce qu’il montre ni en imposer le sens. Il permet donc de transmettre un peu d’expérience et ouvre à l’altérité. La télévision ne transmet rien (qu’est-ce que l’image de Poivre d’Arvor pourrait bien transmettre ?), et substituant le discours à l’expérience, elle catéchise. Bien pis : forçant les gens à se vendre et leur apprenant à le faire (passer à la télé, c’est d’abord vendre son image), elle les rend indignes, et réduit la capacité perceptive des spectateurs. La pensée de Daney, après nous avoir éblouis par sa profusion, sa pertinence, son sens de la formule, s’éteint sur une grande inquiétude concernant un problème fondamental : la dégradation par le visuel de notre expérience du monde et de l’altérité.

Seul en scène, Nicolas Bouchaud restitue cette pensée et cette parole, en s’adressant directement au public, avec pour soutien la projection d’extraits d’un film aimé de Daney depuis l’enfance : Rio Bravo d’Howard Hawks – un film sur l’amitié et la dignité, dont les extraits attestent la valeur de la réflexion qui nous est transmise. Le comédien fait preuve d’humilité en se mettant ainsi au service de la pensée d’un autre. Il trouve un ton très juste. La manière de parler de Daney était singulière, à la fois virtuose et empreinte d’une distance lucide, mais jamais cynique, comparable à l’attitude d’un psychanalyste. Bouchaud n’imite pas, il trouve une équivalence, il est plus présent, plus direct, plus adressé, et il remporte la gageure de représenter l’intelligence en acte – ce qui est fort difficile.

Il paraît très pertinent de reprendre aujourd’hui ce spectacle de 2010. Le changement de contexte est décisif, car en 2023, avec internet et les réseaux sociaux, notre monde a basculé dans de nouveaux rapports aux images, dont en 1992 Daney discernait prophétiquement les premiers signes en analysant le fonctionnement télévisuel de l’image et de la parole. On sort de ce spectacle de près de deux heures, où on ne s’est pas ennuyé une seconde, avec des milliers de questions et de réflexions en tête. Ce n’est pas si courant, c’est même très rare, et ça vaut le déplacement.

Pierre Lauret

Théâtre de la Bastille, 76, rue de la Roquette 75011 Paris. Du 3 au 11 mai à 20h30, du 14 au 28 mai à 20h, le 29 mai à 21h, les samedis et le dimanche 5 mai à 18h30. Relâche les 8, 9, 12, 13 et 20 mai. Réservations : 01 43 57 42 14. www.theatre-bastille.com

Samedi 18 mai à 20h30, projection – Serge Daney – Itinéraire d’un ciné-fils, documentaire de Pierre-André Boutang et Dominique Rabourdin. Gratuit, réservation conseillée 01 43 57 42 14 ou accueil@theatre-bastille.com

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