Peut-on être jeune et chaman ? Peut-on être jeune chaman et amoureux ? Peut-on rester chaman quand l’amour nous tourne la tête ? Peut-on être jeune et chaman dans une Mongolie qui se modernise à la vitesse des smartphones, des centres commerciaux et des appartements connectés ? Peut-on être jeune chaman et se révolter contre une institution scolaire méritocratique et élitiste ? Le don chamanique ne risque-t-il pas d’abandonner un jeune chaman pris dans de telles contradictions ?
Mais peut-on cesser d’être chaman quand les voisins nous réclament l’aide des esprits ? Suffit-il pour que le chamanisme opère, de revêtir la tenue et de jouer du tambourin ? L’habit fait-il le chaman ou bien faut-il qu’il soit habité ? Comment sentir autrui quand on est perdu soi-même, que l’on ne sait plus ce que l’on est ? Être jeune chaman, n’est-ce pas préférable que d’être un adolescent mondialisé dans la Mongolie d’aujourd’hui ? Peut-on quand on a été jeune chaman, supporter la vacuité du monde de la consommation de masse ? Ze, le jeune chaman, peut-il faire machine arrière, redevenir le jeune chaman « innocent » qu’il était plus jeune, il n’y a pas si longtemps ? Plus la possession matérielle gagne les populations plus le manque de spiritualité ou de vraies valeurs se fait ressentir. La quête de sens devient criante et alors le risque est grand d’épouser n’importe quelle cause. Ne vaut-il pas mieux redevenir jeune chaman et, pour certains, le devenir tout court en commençant par se « chamaniser » soi-même, se purger la tuyauterie mentale, se désaliéner des modèles dominants ? La recherche de spiritualité peut-elle manquer d’esprit ? Ze, le jeune chaman est pris d’un spleen chamanique… retrouvera-t-il ses esprits ?
Le chamanisme, n’est-ce pas d’abord être attentif au vrai sens des choses, humaines et non humaines, et à leur connexion ? Se soucier de leur état, les réparer si besoin ? En Europe, il n’y a pas de tradition chamanique mais un philosophe du nom de Spinoza nous dit (depuis trois siècles et demi) au moins deux choses qui se font écho : « On ne sait pas ce que peut un corps » et « L’homme n’est pas un empire dans un empire ». L’impuissance de l’humain et les désastres que son orgueil avide engendre, tiennent essentiellement à une méconnaissance de sa réelle puissance, inscrite dans l’ordre et le mouvement d’une Nature qui n’est pas sans esprit.
Dans une esthétique réaliste et par le truchement d’une caméra très sociologique, le film de Lkhagvadulam Purev-Ochir nous plonge dans ces questions tout en nous promenant dans un Oulan-Bator qui change de visage en empruntant le masque anonyme d’une « mondernité » sans âme. Celle-ci propose à la jeunesse le rêve d’habiter une « smart home », d’appartenir à une élite aisée, etc. La vie facile et fausse a atteint la Mongolie ancestrale. Si facile, qu’il est désormais possible, comme partout ailleurs, de mettre fin à un grand amour de jeunesse en bloquant sa messagerie téléphonique, sans plus avoir à affronter le regard d’autrui, ni à lui donner une explication qui se tienne. Avec la mondialisation, le grand n’importe quoi a atteint son stade suprême, celui du n’importe où. Le jeune acteur Tergel Bold-Erdene, flotte dans ce rôle ambigu de jeune chaman avec une aisance surprenante justement récompensée par un prix d’interprétation.
Allez voir ce jeune chaman déchamanisé et désirant se rechamaniser, c’est se regarder dans un miroir brisé. Ce peut être utile, en se souvenant que l’uniformisation du monde n’est pas l’universelle condition humaine.
Jean-Pierre Haddad
Un jeune chaman de Lkhagvadulam PUREV-OCHIR. France – Mongolie (Fiction, 1h43). Mostra de Venise 2023, Prix Orizzonti, Prix d’interprétation masculine. Sortie nationale le 24 avril
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