Une plongée dans l’hôpital psychiatrique avec une vraie présence et une forte parole des soignants, soit. Les soignés parlent peu. Bien sûr, le docteur Jamal Abdel-Kader qui anime le service psychiatrique de l’Hôpital public Beaujon à Clichy est plein d’humanité. Disponible malgré les journées interminables, très à l’écoute des patients et du personnel. La caméra de Nicolas Peduzzi en témoigne au quotidien, avec discrétion et pertinence. Mais que faire dans des conditions de restriction de budget, de matériel et pire, de personnel ? Que faire d’autre que de recourir en dernière instance à la solution chimique, à une pharmacopée de choc, au pharmakon qui en grec signifie à la fois remède et poison? On dira qu’il n’y a pas d’autre chose à faire que de calmer le patient agité qui risque de se faire violence ou d’être violent envers les soignants ou les autres patients. Mais, il y a cet homme qu’on ne voit pas mais qu’on entend échanger avec le psychiatre : il est agité certes, mais son discours est cohérent, il ne veut pas être attaché et piqué encore une fois, il dit qu’il veut rentrer chez lui, qu’il peut appeler quelqu’un qui viendra le chercher. On lui répond que « ça va pas être possible », qu’il est en effet question de l’attacher et de le piquer et qu’il ira mieux ensuite, qu’on le détachera, qu’on verra… On le contraint, on l’attache. La camisole chimique a relégué celle de force d’apparence plus violente et coercitive, mais est-elle moins nocive ? Quelles séquelles laisse-t-elle ? La répression chimique a de beaux jours devant elle ! Professionnel mais dépité, le médecin s’en va vers le fond du couloir, sa blouse blanche ouverte avec ses pans qui battent de l’aile.

Fils de parents médecins syriens hébergés à l’hôpital à leur arrivée, il est comme chez lui dans l’édifice et semble apprécier les coursives et escaliers extérieurs de l’édifice… Il faut dire qu’étant donnée la hauteur du bâtiment, on y prend un bon bol d’air ! Mais laissons le réalisateur parler de son anti-héros : « Je me suis mis à filmer le quotidien des soignants de l’hôpital Beaujon. Là, j’ai rapidement rencontré Jamal, figure indispensable et controversée. Indispensable : c’était le seul médecin psychiatre de l’établissement ; controversé; malgré sa jeunesse, malgré tout son amour pour l’hôpital, il travaille vent debout contre les évolutions drastiques de l’institution, qui contredisent frontalement ses valeurs humanistes. Chaque jour, baskets aux pieds, il gravit et dévale à l’infini les escaliers de fer, courant d’un service à un autre et d’un chevet à un autre. Jamal, c’est Sisyphe, et Beaujon sa montagne.» Peduzzi avec ses images immersives en est le héraut.

L’idéalisme de Jamal se heurte au principe de réalité… politique. Dans une tribune publiée par Le Monde en juillet 2020, l’économiste Jean de Kervasdoué et le psychiatre Daniel Zagury déploraient : « la situation de la psychiatrie en France est passée de grave à catastrophique ». Et Jamal porte cette catastrophe qui contrairement à l’étymologie du mot n’en finit pas ! Son mal de dos en est le stigmate. Ce qui lui fait le plus mal est sans doute de devoir faire des gestes de contrainte pharmaceutique faute de pouvoir accorder plus de temps aux patients ; mais voilà, il a accepté d’être fonctionnaire d’un système non pas tortionnaire, en dépit de la rime facile, mais délétère. Le délitement et la fermeture de lits, est-ce une fatalité ? Loin s’en faut, une institution n’est pas un corps biologique qui devrait nécessairement mourir du seul fait d’exister, elle tient et perdure, voire se développe si les humains qui la font exister continuent à lui donner ce dont elle a besoin pour se perpétuer. Y aurait-il des loups aux aguets ? Des candidats privés à la reprise du système français de santé qui n’attendent qu’une chose, que l’hôpital public sinistré par « les soins » des gouvernements successifs soit déclaré en faillite et vendu à la découpe !

État limite du système ou limites de l’État républicain-libéral, dans la médecine comme dans l’école? Comment sortir de cet état ? Passer à l’État social?

Jean-Pierre Haddad

État limite de Nicolas PEDUZZI, France (Documentaire, 1h42). Sélection ACID 2023. Sortie le 1er mai 2024


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