La pièce de Marivaux est pleine de subtilité et d’ironie : il y a un paradoxe à vouloir éduquer à l’amour alors que l’amour est réputé être un sentiment spontané, voire naturel. L’amour entre humains est surtout parfois très compliqué. Par exemple A peut aimer B pour une qualité imaginaire ou appréciée d’abord chez une autre personne et supposée se trouver aussi en B. Marivaux connaît ces subtilités et tout son théâtre s’en amuse mais il sait aussi analyser le politique logé au creux de l’intime. Ses pièces mettent en jeu les rapports de pouvoir au cœur des rapports amoureux, sentiments pris dans un régime de domination privé ou public parfois contesté, ou dans des rapports de classe bousculés.
Bien que pièce très légère en un seul acte, Arlequin poli par l’amour contient tous ces ingrédients marivaudiens puisque la fée amoureuse d’Arlequin croit détenir le pouvoir de le rendre amoureux d’elle et qui plus est, avec raffinement. Elle pense posséder le pouvoir de polir le caillou brut qu’est la sensibilité d’un simple serviteur. Mais ce dernier se laisse entretenir sans se laisser changer, sans aliéner son désir. D’ailleurs, il va le projeter, ce désir, sur une autre femme de la même condition que lui, Silvia, une bergère. L’articulation entre amour et pouvoir va alors se retourner et Arlequin ruse avec la Fée qui lui cède sa puissance et son sceptre de baguette magique… Le conte de fée se fait règlement de compte et Arlequin, le valet, peut désormais aimer librement Silvia et aller « se faire roi quelque part. »
Que reste-t-il de tout cela, comment cela transparaît-il dans la mise en scène de Thomas Jolly ? Le texte reste mais théâtralement, on reste un peu sur sa faim. Pourquoi donc, alors que tout dans le spectacle de Jolly est plaisant, inventif, surprenant, original, énergique ? Alors que les comédiens de la compagnie de La Piccola Familia se donnent à fond sur scène ?
On touche-là à une vraie question : jusqu’où peut aller une mise en scène sans devenir une adaptation, une transposition, une transformation plus ou moins complète de l’œuvre originale ? L’apparente mise en scène de Jolly s’apparente en fait, à une transposition circassienne de la pièce de Marivaux. On passe d’Arlequin poli par l’amour à Arlequin aimé par Jolly. Effets techniques, visuels, de lumières, de machineries, de costumes, de mouvements, de sons et de musiques, tout est bien fait et sympathique. C’est du Jolly… plutôt que du Marivaux et les subtilités ou enjeux de la pièce passent largement à la trappe (théâtrale ?). Dira-t-on que Jolly s’inspire plus de la commedia dell’arte que du théâtre de Marivaux ? Arlequin le justifierait peut-être, mais alors dans une forme Jollyment revisitée ; une « farce chatoyante » conviendrait mieux ! Après tout, l’artiste était honnête quand il écrivait dans sa note d’intention lors de la création du spectacle en juillet 2006 : « La pièce est écrite pour un registre de jeu particulier : la commedia dell’arte. Registre de jeu très codifié, un langage du corps, que nous ne tacherons pas de vouloir reproduire mais plutôt de réinterpréter, voire réinventer. Ainsi, face à cette langue, à la notion de conte de fée, à « la commedia dell’arte », il s’agit pour nous de recréer, de s’approprier et de continuer à construire notre identité à la fois d’artistes mais aussi de jeunes hommes et femmes. »
Le public assez jeune il est vrai, a aimé, applaudi fort, sifflé de joie, crié d’enthousiasme et le public est roi. Est-il magistrat ?
Jean-Pierre Haddad
La Scala Provence, 3 rue Pourquery Boisserin, Avignon 8400, le 5 avril 2024.
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