Que se passe-t-il si l’on ouvre une porte sur l’inconnu ? Marion Coutris et Serge Noyelle qui donnent souffle au Théâtre des Calanques, ouvrent pour nous la porte sur le trop inconnu, James Ensor peintre belge ayant vécu de 1860 à 1949 à Ostende sur la mer du Nord.

« J’aime la fuir/Ostende, j’aime la trahir/Saisir la lumière d’autres ciels/ J’aime regretter Ostende/Et je m’ennuie loin de son ennui/ Je l’invente encore et encore/Et mon œil en est fatigué ». Ensor a peu écrit mais suffisamment pour inspirer à Marion Coutris une dramaturgie en résonnance avec l’œuvre et sa réalité flamande. Trop singulier, le peintre fut un écarté, un refusé de l’art officiel. Si les salons lui ont fermé leurs portes, Serge Noyelle qui a mis en scène le spectacle, lui en ouvre une belle et grande, en fond de plateau. De là, vont surgir moult figures des peintures foisonnantes, colorées de l’art d’Ensor, figures en groupe ou en grappe,  souvent masquées, grimées et grimaçantes, rigolardes et grotesques. La farce et le travestissement, la foule et le déguisement peuplent cet imaginaire pictural. Le metteur en scène, plasticien de formation et passionné d’Ensor, a parfaitement su donner une profondeur de champ, du mouvement à ses tableaux, à ouvrir l’œuvre.

Sur la grande scène du théâtre tout en bois des Calanques, il n’a pas non plus hésité à convoquer d’autres flamands célèbres… Les Hommes-Magritte jouent d’étranges huissiers en début de spectacle. On y entend parler du Pornokratès de Félicien Rops. On y entend surtout chanter Rémy Brès-Feuillet, un contre-ténor qui s’accompagne à l’accordéon. Sublime ! On y voit danser un ballet d’hommes habillés en femmes qui nous font inévitablement penser à l’autoportrait de l’artiste coiffé d’un chapeau de dame à fleurs : il nous regarde de profil avec un sérieux déconcertant. Allant et venant par la grande double porte, une enfant désarticulée jouée par Camille Noyelle, apparition récurrente en robe dentelles et bottes blanches, qui suggère que de la désarticulation nait l’articulation. « Vive l’art-circulation ! » Dans ce théâtre, jeu, mimes, masques, musique, chant, danse, poésie se combinent et concourent à faire surgir du sens dans un éclatement onirique, rêve à ne pas décrypter, surréalité qui exalte des contenus sans jamais en épuiser le mystère. L’art dramatique de Coutris et Noyelle vit de tous les arts. Opéra si l’on veut, mais d’un opéra qui ne cesse de mourir et renaître par débordement de soi, une exubérance déroutante qu’il faut expérimenter comme il faut faire place à la folie de certains tableaux d’Ensor où vitalité et morbidité se côtoient dans une humanité bigarrée comme dans Le christ entrant dans Bruxelles. Voilà bien le théâtre qui se tente aux pieds du massif des Calanques entre expérimentation poétique et aventure surréaliste.

Comme dans les tableaux d’Ensor, il y a foule sur le plateau pour faire exister la merveille. Pour le jeu, Marion Coutris, Pascal Delalée, Nino Djerbir, Andrès Garcia Martinez, Camille Noyelle, Hugo Olagnon,  Leonardo Santini, Geneviève Sorin et Bellkacem Tir. Dans la bonde sonore, sur scène, aux côtés de Rémy Brès-Feuillet, Magali Rubio à la clarinette et Charly Thomas à la contrebasse ; en off Patrick Cascino au piano, Didier Lévêque à l’accordéon, Marco Quesada à la guitare, avec des musiques de Monteverdi, Purcell, Vivaldi et Haendel. Aux lumières, Cédric Cartaut accompagné de Noyelle lui-même.  

C’est fou tout ce qui se passe et tout ce qui passe par cette porte, qui vient à la lumière puis s’en retourne vers l’invisible. Porte de la destinée ou bien porte de la perception mais pas façon Aldous Huxley car ici point n’est besoin de drogue, l’imaginaire suffit amplement, celui d’Ensor, celui du Nord et celui de Noyelle.

À la fin comme au commencement : « Tu t’appelles comment ? » L’inconnu est reconnu mais reste inconnu.  Inconnu mais plus familier, Das Unheimliche comme disait Freud pour tenter de nommer cette inquiétante et familière étrangeté du moi qu’est l’Inconscient… derrière sa porte grande fermée à double battant.

Il ne vous reste plus qu’à passer la porte de ce théâtre du bout du monde !


Jean-Pierre Haddad

Théâtre des Calanques, 35 Traverse de Carthage, 13008 Marseille. Les 22, 23, 26, 28, 29 et 30 mars 2024 à 20h30.  Informations et réservations :  https://theatredescalanques.notre-billetterie.com/billets?kld=2324

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