Pierre est désespéré, profondément désespéré. Est-ce parce qu’il est sans logis, qu’il erre comme une âme en peine ? On l’ignore mais il est vraiment très désespéré sans pour autant avoir l’air tourmenté. Dans son errance, il trouve l’hospitalité dans un village où les gens ouvrent encore leur porte et accueillent l’étranger démuni. Malgré ces moments de convivialité, de joies partagées, Pierre reste désespéré. Un grand désespoir, ça ne se répare malheureusement pas avec un bol de soupe ou un sourire. Désespérance, perte de la possibilité même d’espérer ? On ne sait pas mais Pierre a un visage triste en journée et ses nuits sont hantées de monstres, de visions cauchemardesques et horribles, figures grimaçantes et menaçantes. Quitter cette campagne désolée pour aller vers la ville, vers le monde ?

Mais Pierre est attaché à cette errance qui ressemble à un destin. Il y est attaché par une dizaine de fils ténus mais bien solides qui partent de plusieurs points de sa personne vers le haut jusqu’à un être invisible qui le manipule… Pierre est une marionnette. Sa triste vie se déroule dans un magnifique castelet installé sur un plateau de théâtre. Semblant de vie suggéré par le mouvement forcément un peu saccadé de la manipulation filaire et par un visage en carton-pâte exprimant une tristesse mêlée de candeur. Expressions et détails que le spectateur peut scruter en voyeur autorisé, au moyen de jumelles de théâtre distribuées à l’entrée en salle par la production. En rapprochant l’objet, ce moyen optique nous immerge dans le drame.

L’histoire est ponctuée de brèches horrifiques hors castelet, comme un débordement onirique envahissant presque la salle. Surgissement de grosses formes informes, immondes, fumantes, bruyantes, exubérantes, effrayantes. L’histoire finira mal ou plutôt n’en finira pas de finir mal. Les visions nocturnes de Pierre deviennent sanguinaires et le rêveur lui-même incarne l’atrocité de la dépression dans un geste d’automutilation ressemblant à un supplice sisyphien. Pourquoi un tel destin ? Quel fatal décret aurait pétrifié dans le désespoir le cœur de Pierre ? On ne le sait pas, ne le saura jamais et son âme pleurera encore longtemps par la poitrine des larmes de sang. Que n’eût-il tranché de son couteau, au-dessus de sa tête, les fils de son aliénation !

La Compagnie Deraïdenz nous livre une fois de plus un magnifique travail de marionnette et de théâtre où chacun de ces deux arts sublime l’autre. Fidèle à sa singulière esthétique, faite d’horreur, de grimaces, de mystères mais aussi d’ironie et de dérision, investiguant sans relâche le tréfonds de l’âme humaine, Deraïdenz propose avec Le dernier jour de Pierre un conte allégorique pouvant se prêter à maintes lectures, à commencer par son titre. S’agit-il du dernier jour à vivre d’un dénommé Pierre ? Mais Pierre meurt-il vraiment à la fin ? Quelle fin ? La fin d’une pierre à la place d’un cœur ? Saignant, le cœur de Pierre devient paradoxalement plus vivant, plus battant… C’est au fond de la noirceur que Deraïdenz cherche un sens de la vie plus sourd, une lumière un peu sauvage mais plus salvatrice, une quête à travers la fragilité, une autre envie de vivre. « Que faisons-nous de notre potentiel de destruction ? » dit le sous-titre du spectacle. Une chose est claire, la Compagnie en fait le matériau précieux d’une construction originale, subtile et dérangeante. Le cœur de Pierre nous invite à ne pas laisser ce potentiel nous détruire, à faire de Pierre un « pote en ciel » !

L’articulation entre marionnettes et jeux de comédiens qui caractérise aussi la Compagnie est à prendre comme un dialogue entre l’inerte et l’animé, le carton-pâte et la sensibilité, la mort et la vie. Plus encore, le spectacle travaille les émotions et le sens à un niveau infralangagier. Ni paroles ni dialogues, mais du son et des bruits. Ceux familiers de la vie locale des dix tableaux-décors de cette histoire et ceux, plus étranges, qui travaillent le corps sombre, l’intérieur insondable du personnage entre gorge, ventre, thorax et âme. Le propos devient épuré, parlant la langue des affects et des images. « La compagnie Deraïdenz apprivoise le mystère par la recherche d’un sens esthétique avec une forme de dynamique, de joie, une forme d’éveil, d’inspiration, de dérision joyeuse. Rien n’est gratuit. Nous convoquons l’imaginaire, le merveilleux qui est un puits inépuisable. Nous y plaçons notre conviction artistique. » nous confie Baptiste Zsilina qui a conçu et mis en scène avec Léa Guillec ce Dernier jour de Pierre. Coline Agard, Léa Guillec, Hanna Malhas et Marion Piro manipulent les marionnettes. Ils sont nombreux encore à œuvrer pour la qualité du spectacle en régie, aux lumières, au son, à la machinerie, aux costumes et sont aidés par le Lycée des Arts et Métiers de Vedène ainsi que par des bénévoles. Bref, Deraïdenz est plus qu’une compagnie, une micro société.

Une expérience de spectacle vivant et « survivant » !

Jean-Pierre Haddad

Théâtre du Chêne Noir – Avignon, 8 rue Sainte Catherine. Création dans le cadre du Fest’Hiver, janvier 2024. À Mougins (06), Scène 55, dans le cadre du Printemps de la Marionnette et des Formes animées, lemardi 9 avril 2024, 20h30. https://www.compagniederaidenz.com/


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