« Les Consolantes » 

Consoler, c’est « rendre entier », c’est aussi restituer ce qui a été perdu, c’est encore réparer ce qui a été brisé, rassembler les parties séparées d’un tout. En l’humain, la consolation vient reconstruire ce qui a été détruit, dévasté. Paris, novembre 2015, le Bataclan, les Terrasses… scènes d’horreur et de désolation s’il en est. Comment reconstituer la totalité psychique d’une personne, sans parler de son intégrité physique souvent atteinte aussi ? Comment réparer les victimes qui ont été comme « mises en pièces », désarticulées, brisées en mille morceaux par la violence et la terreur les attentats djihadistes du 13 novembre 2015 ? Comment sortir du trauma sans trahir l’irréductibilité du drame? Comment en garder le souvenir sans en souffrir ? Devoir de mémoire ? Une société a besoin de plus, elle doit travailler son histoire en permanence et dans des formes culturelles, elle doit « cultiver » cette histoire, produire des récits, des images, éprouver collectivement des affects, se forger une mémoire vivante qui fasse lien.

Là, le théâtre a sa raison d’être. Déjà les grecs et la tragédie dans laquelle le chœur commentait l’action et faisait ressentir les émotions en leur donnant une dimension collective et mémorielle… De nos jours, la fréquentation du théâtre est moins socialisée, moins ritualisée qu’à l’époque d’Eschyle. Difficile, à si peu de distance de la catastrophe, de respecter dans la convention et l’artifice la douleur, les deuils non encore achevés voire inachevables. Le théâtre qui met en jeu des corps parlant et agissant dans une proximité avec son public est très à même d’assumer la mémoire et la réparation. Le spectacle vivant engage en acte et, en tant que fiction artistique, il offre la possibilité de « sublimer » le réel le plus insupportable, de lui donner une figure supportable et socialement partageable.

Pauline Susini, autrice et metteuse en scène des Consolantes, a sans doute dû avoir cette ambition. Avec sa compagnie Les Vingtièmes Rugissants, elle y parvient parfaitement. L’exercice était périlleux mais le résultat est une belle réussite ! Pas de récit linéaire mais plutôt un patchwork finement cousu et permettant de raconter plusieurs histoires avec des reprises et des portraits singuliers, aussi bien de victimes que de témoins ou d’intervenants. Le spectacle fait place à l’immense douleur des blessures physiques et psychiques de ce novembre noir. Il se donne aussi la liberté d’en traiter parfois avec humour ou détour. La scénographie de Camille Duchemin, accompagnée des lumières de César Godefroy et des sons de Loïc Leroux, parvient par son minimalisme même à traduire le ressenti aigu et bruyant de la violence mais aussi les parenthèses de silence ou d’accalmies dues à la sidération ou à l’intériorisation de l’évènement. La nudité du décor offre un lieu imaginaire où tous les aspects du drame prennent sens sans fioritures, dans leur crudité ou vérité. Un cube de bâches plastiques translucides et une table se métamorphosant en scène musicale, en table d’opération, en bureau d’assureur… La vacuité de l’espace devient caisse de résonance de la souffrance, de l’absurde, de la satire sociale, de l’espoir, du rire, autant de dimensions incontrôlables et incontournables de la tragédie. Pauline Susini n’a pas craint de donner voix et présence aux fantômes des victimes… Sur la scène de La Garance à Cavaillon, le dispositif trifrontal affirme le choix de faire de la pièce une histoire partagée. Fauchées par la bêtise et la haine terroristes, ces vies brutalement empêchées hantent les survivants et tout le pays avec eux. Moment de grâce : le récit d’un survivant qui renaît à l’hôpital quand une aide-soignante lui fait son premier shampoing d’après la catastrophe.

Fiction et vérité à la fois, la pièce a été confectionnée à partir d’un corpus d’entretiens avec des personnes ayant vécu de près ou de loin le drame et de témoignages du procès qui de septembre 2021 à mai 2022 fut un grand moment de résilience collective. Ce travail de longue haleine de Pauline Susini aidée de Florence Albaret, nous pouvons le saluer comme une création d’utilité publique ! Les comédiens, Noémie Develay-Ressiguier, Sébastien Desjours, Sol Espèche et Nicolas Giret-Famin jouent avec engagement et justesse tous les personnages.

Quand la fiction dramatique est forte et juste, elle donne une réalité augmentée aux événements qui ont fait date mais que le temps risque d’engloutir. Mais le théâtre peut-il consoler ou réparer les drames individuels ou collectifs ? Nous pouvons le souhaiter. Et si le théâtre demeurait un rite social nécessaire ?

Jean-Pierre Haddad

Création le 11 janvier 2024 à La Garance – Scène Nationale de Cavaillon, rue du Languedoc, Cavaillon, 84300.

Tournée : L’Étoile du Nord, Paris 18^e, du 24 au 26 janvier 2024 ; Théâtre 13, Paris 13^e, du 30 janvier au 9 février 2024 ; l’ECAM, Kremlin-Bicêtre (94), le 16 mars 2024.

À venir en 2024 : Anis Gras Le Lieu de l’autre, Arcueil (94) ; Nouveau Gare au Théâtre fabrique d’arts, Vitry-sur-Seine (94) ; Le Majestic – Scène de Montereau, Montereau (77) ; Les Passerelles – Pontault-Combault (77) ; Théâtre de Grasse scène conventionnée, Grasse (06)