En 1922-1924, le Théâtre d’Art de Moscou, la troupe légendaire fondée en 1898 par Stanislavski et Nemirovitch-Danchenko, qui a créé les grandes pièces de Tchekhov, fait une tournée, autorisée par le pouvoir soviétique, d’abord en Europe, où elle triomphe, puis aux États-Unis, où elle aura une influence décisive : elle sera à l’origine de la création de l’Actor’s Studio, avec sa « méthode » issue tout droit de la « méthode du « revivre » de Stanislavski.
L’auteur et metteur en scène américain Richard Nelson, peu connu en France, mais très célèbre dans son pays, a imaginé une pièce relatant un dîner de la troupe à Chicago, en 1923, un dimanche, jour de relâche pour les comédiens, mais aussi jour du 25ème anniversaire du Théâtre d’Art.
À l’origine, la pièce avait été écrite pour être traduite en russe et jouée en Russie. Mais l’invasion de l’Ukraine par la Russie a rendu ce projet impossible. Richard Nelson a alors confié sa pièce au Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine. Celle-ci l’a traduite et a invité Nelson à réaliser la mise en scène, opérant la rencontre, ou la fusion, de deux troupes légendaires.
L’écriture et la mise en scène de Richard Nelson sont fortement influencées par Tchekhov. Il n’y a pas d’intrigue, pas d’effets ni d’emphase, c’est une écriture du quotidien, très attentive aux détails où tout se joue. Nous assistons à une soirée intime entre des comédiens liés par un travail artistique ambitieux et de longue haleine. La parole fuse de toutes parts, les ruptures de ton abondent. Les comédiens veulent s’amuser et célébrer l’anniversaire de leur troupe et le succès de leur tournée, ils mangent et boivent, ils ont préparé pour l’après-repas une série de sketchs où ils se moquent les uns des autres, une tradition fondée par Stanislavski qui porte le nom de « kapustnik ». Mais la situation de la troupe est très compliquée. D’un côté, leur art, considéré comme bourgeois et dépassé, est déconsidéré en URSS, et leur tournée est étroitement surveillée par les agents du pouvoir stalinien : on s’amuse, mais l’ambiance est alourdie par les inquiétudes politiques. De l’autre, la troupe, qui escomptait quelque profit matériel d’une tournée aussi triomphale, est confrontée à l’économie brutale du show-biz américain, dont elle ignore tout. La fête est quelque peu gâchée par l’impossibilité d’ignorer les graves soucis politiques et matériels du moment.
Il serait inutile d’ajouter quoi que ce soit pour souligner l’extrême intérêt de ce spectacle rare et singulier. Les onze acteurs présents sur le plateau, dont certains des fondateurs du Théâtre du Soleil, sont tous remarquables. On sort de la salle pénétré d’émotions et de réflexions diverses, sur l’art du théâtre, le désastre du stalinisme, l’inévitable compromission des artistes avec un pouvoir aussi vigilant que dangereux, et bien sûr la situation très difficiles des artistes russes aujourd’hui.
On se dit aussi que peut-être une page se referme : celle du théâtre d’art du 20ème siècle, inauguré par Stanislavski, reprise par Jacques Copeau, Louis Jouvet, Brecht, Giorgio Strehler, et tant d’autres, dont évidemment Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil, fondé en 1964. De nouvelles formes d’art théâtral sont déjà apparues, d’autres vont naître. Mais on ne peut se déprendre d’une certaine mélancolie à l’idée que cette rencontre de deux troupes légendaires est aussi une boucle qui se ferme.
Pierre Lauret
Notre vie dans l’art, écrit et mis en scène par Richard Nelson, avec la troupe du Théâtre du Soleil.
La Cartoucherie, dans le cadre du Festival d’Automne, 6 route du Champ de manœuvre, 75012 Paris.
Du 6 décembre 2023 au 11 février 2024, du mercredi au vendredi à 19h30, samedi à 15h, dimanche à 13h30.
Du 16 février au 3 mars 2024, vendredi à 19h30, samedi, à 15h00, dimanche à 13h30.
Réservations. Individuels : 01 43 74 24 08, tous les jours de 11h à 18h. Collectivités et groupes : 01 43 74 88 50 du mardi au vendredi de 11h à 18h.
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