C’est probablement la pièce la plus connue de Brecht. Son texte et la musique de Kurt Weill ont imprégné notre culture. Rappelons rapidement l’histoire. Dans le quartier de Soho à Londres, Jonathan Peachum a développé un petit commerce lucratif. Il gère une bande de mendiants. Mais ce jour-là, Mme Peachum et lui s’inquiètent. Leur fille Polly est devenue amoureuse d’un de leur rivaux dans le monde du crime, l’insaisissable Macheath et elle l’a épousé en cachette dans une écurie de Soho. Furieux, les Peachum s’arrangent pour le livrer à la police, avec l’aide de la prostituée Jenny, que Macheath continue à voir. Mais le chef de la police Brown est un ami et un obligé de Macheath qui a par ailleurs épousé sa fille, Lucy. Les Peachum menaçant Brown de perturber avec leur équipe de mendiants les cérémonies du couronnement, celui-ci se résout à arrêter Macheath. Condamné à être pendu, Macheath échappera tout de même à sa peine grâce à l’arrivée d’un deus ex-machina totalement improbable. La Reine le gracie et lui offre un château pour qu’il y coule des jours heureux avec Polly !
Même si c’est une pièce de Brecht qui date d’avant sa conversion au marxisme, il y a quelques remarques révolutionnaires « Qui est le plus criminel, celui qui braque une banque ou celui qui la fonde ? » demande Mac-la-lame. Mais on y voit surtout la peinture d’une société où règne le banditisme à tous les étages et où il faut être le plus cynique possible pour réussir. En outre Brecht et Kurt Weill firent le choix d’aller à l’encontre de la réputation bourgeoise de l’opéra en écrivant un « opéra de quat’sous ».
Même s’il avait monté peu de pièces de Brecht, le metteur en scène Thomas Ostermeier en a été nourri par son travail à Berlin. Avec la scénographe Magdalena Willi et le vidéaste Sébastien Dupouey, ils ont fait le choix de s’inspirer du constructivisme et des collages en vogue sur les scènes de théâtre russe des années 1918-1920 pour les images vidéo en rouge, jaune et blanc qui défilent en fond de scène et les titres des songs qui s’impriment en diagonale sur le côté de la scène. Les costumes font des clins d’œil au monde de la pègre ou à celui clinquant des maffieux : mini-jupe rouge et cuissardes noires pour Jenny la tripoteuse, veste en lamé et chapeau pour Mac-la-lame lors de son mariage, imper de cuir pour Brown, façon série noire.
Thomas Ostermeier a confié la traduction à Alexandre Pateau. On n’est plus avec Mack the knife mais avec Mac-la-lame, avec Jenny des lupanars mais avec Jenny la tripoteuse. La traduction est vigoureuse. Dans le duo de la jalousie, Polly et Lucy se traitent de grognasses et se font un doigt d’honneur. Mais on s’aperçoit vite que la langue est très musicale et que les songs swinguent tout en conservant leur poésie.
Le metteur en scène fait la part belle à l’ironie et à la vision pessimiste du monde du Brecht de l’époque. « D’abord la graille – et la morale après » proclame le deuxième finale. Polly se coule vite dans ce moule. Quand elle va voir son mari pour son dernier repas avant d’être pendu, elle lui dit « Prends soin de toi et ne m’oublie pas ! » S’il n’hésite pas à quelques incursions dans le burlesque, tartes à la crème s’écrasant sur le visage des invités de la noce et appel à un chauffeur de salle invitant le public à participer, il sait aussi faire entendre la ballade des pendus de François Villon pour Mac-la-lame.
Pour la partie musicale, Maxime Pascal a choisi un orchestre resserré intégrant des instruments d’époque mais aussi des instruments électriques et électroniques et a équipé les acteurs-chanteurs et les musiciens de micros, ce qui fait que l’on entend très bien les paroles.
On connaît bien désormais les qualités de chanteurs des comédiens de la Comédie Française. Christian Hecq utilise ses qualités de clown pour camper un Peachum, oscillant entre l’autorité du chef qu’il pense être et l’incompréhension de la conduite de sa fille qui le conduit à oublier de mettre son pantalon alors qu’il a chemise et veste. Il n’en fait pas trop et est parfait. Véronique Vella est une excentrique Celia Peachum, un peu alcoolisée et qui tente de sauver ce qui peut l’être. Elsa Lepoivre incarne une Jenny particulièrement émouvante dans la séquence du navire corsaire où sa voix passe de la complainte au triomphe. Marie Oppert offre sa voix de chanteuse lyrique habituée de l’opéra à la douce Polly, qui apprend vite le cynisme ambiant. Claïna Clavaron a la beauté sulfureuse et l’insolence de Lucy. Benjamin Lavernhe (en alternance avec Stéphane Varupenne) est Brown, flic pourri mais ennuyé de devoir trahir son amitié pour Mac-la-lame. Le voir jouer de sa haute taille face à un Peachum qu’il plie sous son autorité est très drôle. Son duo des canons avec Birane Ba est formidable. Ce dernier prête a Mac-la-lame un côté insaisissable mais aussi une ironie sulfureuse. Nicolas Chupin et Nicolas Lormeau complètent une distribution parfaite.
Avec en prime son petit cadeau final de mise en garde contre les nouveaux fascistes, cette mise en scène fera date.
Micheline Rousselet
Jusqu’au 5 novembre à la Comédie Française, Salle Richelieu, Place Colette, 75001 Paris – en alternance, matinées à 14h, soirées à 20h30 – Réservations : 01 44 58 15 15 ou www.comedie-francaise.fr
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