Le roman de Céline, retrouvé dans des conditions rocambolesques et publié en 2022, arrive déjà sur une scène et c’est là aussi un petit miracle. Ce récit largement autobiographique et haut en couleurs met en scène la convalescence de Ferdinand Bardamu, le héros du Voyage au bout de la nuit, du moment où, blessé au bras et à la tête, il reprend conscience sur le champ de bataille avant d’être récupéré par l’armée anglaise, transporté à Ypres puis à l’hôpital de « Peurdu-sur-la-Lys », jusqu’à son départ pour Londres. Le chaos est partout, à l’hôpital, avec ce médecin qui veut absolument le « charcuter » pour lui enlever la balle fichée dans sa tête et cette infirmière, Mlle Lespinasse, qui « branle » les agonisants sous leurs draps, comme à l’estaminet, où les soldats s’accrochent aux fesses des serveuses et où son copain Cascade malmène « sa raclure » de putain, la si belle Angèle.
La dénonciation des absurdités de la guerre, le mépris pour les boutiquiers, comme les parents de Bardamu, veules devant les puissants, des planqués qui boivent et mangent tandis que les sacrifiés partent vers la boucherie et qu’on entend au loin le bruit des balles qui exécutent les déserteurs, ont ici une force terrible. La haine de Céline explose dans cette écriture fulgurante, tragique, crue, lubrique, mêlant argot et langage populaire, qui cogne d’autant plus fort que le roman est bref.
Bérangère Gallot et Benoît Lavigne, qui signe aussi la mise en scène, en ont écrit une adaptation. La scénographie et les lumières de Seymour Laval créent une ambiance impressionnante pour ce monologue. Une lumière crépusculaire avec le rougeoiement des incendies et le bruit des obus nous projettent dès le début dans le chaos du champ de bataille, avec ces cadavres bouffés part les rats et ces hommes qui errent à la recherche d’un éventuel secours.
Benjamin Voisin, César du meilleur espoir masculin en 2022 pour son rôle dans le film de Xavier Giannoli, Illusions perdues, joue ce brigadier, obsédé par le bruit de la balle fichée dans son crâne et la peur d’être pris pour un déserteur, qui a la guerre enfermée dans sa tête. La plainte laisse place à la rage, il crie, il insulte. Il nous parle de mort et de sexe. L’amour est réduit au travail de la « branleuse », Mlle Lespinasse, aux gestes obscènes des soldats et aux insultes de Cascade pour Angèle, laquelle n’hésitera pas à dénoncer son maquereau comme déserteur, avant de partir pour Londres avec Ferdinand, afin de développer à l’international son petit commerce. Visage d’ange, semblable à ces jeunes gens qui furent jetés dans la grande boucherie, le comédien incarne la rage de celui qui veut vivre en dépit de ce chaos où chacun cherche à sauver sa peau. Chez Céline la guerre n’a rien de grand. Le discours de Bardamu est obscène, mais il ne le sera jamais autant que la guerre. À l’image de son personnage le comédien nous trouble. Il est magnifique.
Micheline Rousselet
Jusqu’au 21 octobre au Théâtre du petit Saint Martin, 17 rue René Boulanger, 75010 Paris – du mardi au samedi à 21h – Réservations : 01 42 08 00 32
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