Une langue est toujours langue de l’autre. Toute langue nous précède, vient des autres et par les autres. Quand nous nous l’approprions nous pouvons enfin les atteindre intérieurement et devenir aussi passeur d’une langue pour autrui. Ici, l’autre est le père. Un père très autre, puisqu’il partait sans prévenir pour des périodes variables et revenait avec autant de surprise jusqu’au départ définitif pour une autre vie. Double vie du père, double envie de la fille de le retenir. Comme le lien physique devenait impossible, celui linguistique s’imposa permettant ainsi de parler sa langue au téléphone, de se rapprocher davantage de lui dans l’éloignement et le manque.
Ce qui permet davantage de choses encore, c’est le théâtre ! La scène de représentation peut être celle de n’importe quelle scène réelle et pas seulement de re-présentation (rendre présent un temps ou un ailleurs par la fiction) mais aussi de présentification pour rendre présent ce qui est absent sans que l’absence ne soit niée. C’est véritablement ce que fait Sultan Ulutas Alopé en nous proposant un spectacle d’inspiration autobiographique à portée universelle. L’autrice, interprète et metteuse en scène (assistée de Jeanne Garraud) met en représentation le difficile rapport affectif et linguistique d’une fille à son père. Affectivement difficile car père entier et excessif ; linguistiquement compliqué car impliquant une langue refoulée. Dans La langue de mon père, Sultan crée la présence-absence de ce père si lointain.
Immigrée en France, une jeune femme turque attend ses papiers qui concrétiseront symboliquement son installation dans ce pays à mille lieux de là où a fui son père. Ce temps demande à être comblé. Elle entreprend alors l’apprentissage de la langue maternelle de son père, le kurde – idiome longtemps interdit en Turquie. Parler kurde pour avoir son père au plus près d’elle-même et toujours à porter de main, de mots. Ce qui fait la tension dramatique de la pièce est en fait une double demande d’acceptation : le père absent et fuyant daignera-t-il s’ouvrir à sa fille dans sa langue maternelle ? Le pays d’accueil donnera-t-il droit de cité à la jeune femme ? La difficulté, c’est encore que ces demandes-questions portent un enjeu de légitimité bien trop conditionné : être soi avec toutes ses identités, avec son envie d’habiter le monde à sa façon ne devrait pas dépendre à ce point du bon vouloir d’un père ou d’une administration étatique – deux instances dotées d’un trop grand pouvoir patriarcal/politique ; deux instances dont on attend tout de même considération et amour !
On peut prendre le problème dans un autre sens : toute identité relevant d’une revendication est affaire de lutte. Le personnage incarné par Sultan Ulutas Alopé ne manque pas de combativité y compris sur scène où la comédienne affronte en fond noir et durant une heure (toute une vie) la chaise désespérément vide de ces instances et de ses insistances. La présence sur scène de la comédienne est surprenante, elle condense tout l’espace. Son jeu fait de simplicité, de modestie et de naturel est travaillé au cordeau, précision des mouvements et rigueur du parler qui a su conserver la trace d’un apprentissage récent. L’émotion n’en est que plus grande comme lorsque Sultan Ulutas Alopé prend non pas la main de son père absent mais la manche d’une veste déposée sur le dossier de la chaise…
Il faut aller entendre et voir ce seule en scène habité de tant d’absences qu’il en devient tout peuplé !
Jean-Pierre Haddad
Avignon Off – La Manufacture (intra-muros), 2 rue des Écoles. Du 7 au 23 juillet à 18h, les jours impairs (relâche le 19 juillet). 04 88 60 12 30 et https://billetterie.lamanufacture.org/spectacle?id_spectacle=506&lng=1
Spectacle programmé au Théâtre National de Strasbourg (TNS) en 2024.
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