Où et quand commencent l’exclusion, la relégation ? L’individu concerné a-t-il une responsabilité ? Il est vain de séparer l’individu de ce que les socialisations primaire (famille) et secondaire (école, etc.) font de lui. Il est dangereux d’ériger le social en machine infernale formatant toute l’existence. Quoi qu’il en soit, le sujet résiste, pierre d’achoppement…
Carine Bielen est convoquée face aux services sociaux sous la tutelle desquels elle est désormais. Carine a commis un geste de maltraitance envers Logan, son très jeune enfant, mais « inconsciemment », inattention due à l’alcool ; alcoolisme dérivé d’une histoire de dépossession de soi, de marginalisation, de relégation remontant à l’enfance. À l’opposé de la reproduction des élites sociales, il y a la reproduction du malheur social de ceux laissés sur le bas-côté de la course à la « réussite » – Mais qu’est-ce que réussir quand les dés sont pipés ? Pourtant, quand Carine a eu son enfant conçu dans les vapeurs d’alcool et sans alcôve, elle a eu le sentiment de participer au monde ; elle dira « avoir reçu le monde en entier » avec cette naissance. Peut-être a-t-elle été aveuglée par la toute-puissance maternelle, elle qui était jusque-là dépourvue du moindre pouvoir sur sa vie ? Mais pouvait-elle être une « mère responsable » celle qui enfant, s’absentait déjà de la réalité en s’imaginant « voler à cheval au-dessus des oiseaux » ?
La pièce de Céline Delbecq qui en assure également la mise en scène, est un monologue de la difficulté existentielle. Comment accéder à une existence-sujet quand les processus de subjectivation sont biaisés ou ont fonctionné à l’envers, tendant plutôt à faire du soi un objet ? Comment répondre de soi face au système social quand la question est formatée par des normes écrasantes et la réponse condamnée à l’hésitation, à l’approximation et au trouble par une trajectoire cabossée ?
En dépit de bureaucratie devant laquelle elle est assignée et du manque d’assurance de son discours, Carine sauve sa subjectivité et impose sa singularité. Très vite on entre en sympathie avec cette Carine implosée, fragmentée par la vie et dont la peur du noir résume toute la psychologie. La performance que réalise la comédienne Ingrid Heiderscheidt met sous nos yeux et dans nos oreilles l’épaisseur d’un drame social et personnel, trop fréquent dans les pays dits « développés » mais aussi trop ignoré, carrément invisibilisé. Elle incarne une certaine monstruosité maternelle en faisant en sorte de rendre tout jugement de sévérité impossible. Son jeu travaillé dans le naturel du personnage donne à voir la relégation socio-culturelle dans sa crudité-cruauté d’un système dépersonnalisant. Si les statistiques et les études sociologiques confirment le déterminisme social, peu les lisent et les gouvernants les méprisent.
La scénographie et les costumes de Thibaut De Coster et Charly Kleinermann articulent le réalisme froid d’un bureau de juge de la famille et l’humilité des gens comme Carine. Les lumières d’Aurélie Perret et la création sonore de Pierre Kissling épousent admirablement ce lieu unique qu’est la chapelle du Théâtre des Halles pour nous livrer le drame dans un écrin et sans écran. La Compagnie La Bête Noire ne traque l’humanité écartée que pour en défaire le stigmate, la ramener vers nous en la mettant sous les feux de la rampe.
Un moment de théâtre nécessaire, dérangeant et authentique.
Jean-Pierre Haddad
Avignon Off – Théâtre des Halles – Chapelle, 22 rue du Roi René. Du 7 au 26 juillet à 16h30. Relâche les jeudis 13 et 20. Informations et réservations : 32 76 24 51 et https://www.vostickets.fr/Billet/PGE_MUR2_WEB2/4DgAAORN9jEdAJA2l1Yys52qo5I
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