Deux fossoyeurs ont des cendres sur les mains et de la fumée dans les poumons à force de brûler les cadavres de la guerre et de la tyrannie. Ont-ils aussi du sang sur les mains ? Non, leur banalité n’est pas celle du mal mais celle de l’horreur, ces deux pauvres bougres font le sale boulot de nettoyer la violence et la cruauté de ceux qui les emploient. Ils ne sont « que » fossoyeurs alors ils faussent leur soi, ils se mentent à eux-mêmes par omission, ils étouffent en eux l’indignation pour ne penser qu’à leur condition. S’ils font grève c’est pour avoir de la chaux, non contre la guerre et ses injustices. La chaux ça fait disparaître les corps sans fumées toxiques… Ne voulant rien voir de l’horreur, ces fossoyeurs lui échapperont-ils ou bien seront-ils rattrapés par la mort qui rôde ?
Laurent Gaudé a écrit un drame moral à la façon d’un Samuel Beckett revisité par Emmanuel Lévinas, l’absurde côtoie l’exigence éthique. Il n’y a pas que la mort qui hante ce non-lieu – pas même un cimetière. Une rescapée donnée pour morte erre parmi les cadavres et se dédie à leur fermer les yeux : elle fait sens par les mains, ultime reconnaissance d’humanité dans un regard adressé au visage, fût-il éteint. Nos deux fossoyeurs n’attendant plus Godot l’aperçoivent mais refusent d’entrer dans son espace. Ils et elle partageront une même scène mais à une distance morale infinie. Dans cet lieu clivé, les discours et les actes deviennent parallèles et alternatifs. Deux univers se côtoient sans se rencontrer tout en ne pouvant s’ignorer complètement. Alors que les ouvriers des basses besognes sont méprisés par leurs employeurs, La Rescapée redonne une dignité à chaque victime, ses gestes l’isolent de la masse informe du charnier. L’individuation est un enjeu éthique.
Le texte de Laurent Gaudé est puissant et troublant, il lui fallait un passage sur les planches à la hauteur. La mise en scène juste et fine, sobre et pénétrante d’Alexandre Tchobanoff fait du magnifique plateau du théâtre des Carmes, le lieu physique et symbolique d’un drame moral profond. Gravité et beauté d’un authentique moment de théâtre. Le partage invisible de l’espace qui divise également le jeu, renvoie à la schizophrénie de notre monde : dans l’ordre de la rentabilité comme dans celui de la tyrannie, l’efficacité technique ou politique est coupée de toute dimension éthique, ce qui assure aux dominants une libre cruauté. Arnaud Carbonnier et Olivier Hamel incarnent formidablement la banalité aveugle du quotidien face au désastre de l’évènement. Ils parviennent à déclencher le rire au milieu de l’horreur. Prisca Lona tient avec justesse le rôle spectral de La Rescapée. Par moment, son chant Ederlezi en romani (langue des Roms des Balkans) s’élève comme le message universel de la pièce. Son implication est grande : en plus du jeu, elle a collaboré à la mise en scène, participé aux décors et aux costumes aux côtés d’Alexandre Tchobanoff, lequel a également assuré les lumières. Le Théâtre de Demain nous offre-là une création en tandem absolument remarquable. Il faut dire qu’Alexandre Tchobanoff est porté par une expérience théâtrale colossale : danseur de formation, il fut aussi chorégraphe et directeur du Théâtre National Musical de Sofia avant de se former à la mise en scène au Piccolo Teatro di Milano dans la fréquentation de Giorgio Strehler puis à la Royal Academy of Dramatic Art de Londres aux côtés de Richard Attenborough.
Un spectacle du Off incontournable.
Jean-Pierre Haddad
Avignon Off, Théâtre des Carmes – André Benedetto – 6 place des Carmes. Du 7 au 26 juillet à 13h45. Relâche les 13 et 20. Informations et réservations : 04 90 82 20 47
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