Si même les éléphants le font, pourquoi l’humain ne le ferait-il pas ? Non pas soulever trois cents kilos mais comme eux prendre soin de nos morts, de leurs dépouilles. Non pas en reniflant leurs ossements avec émotion comme le font les pachydermes mais en leur assurant une sépulture, qu’ils soient blancs ou noirs, morts naturellement ou de maladie, par exemple du sida à l’hôpital et très loin de leurs proches. Even elephants do it

Cette création originale de Monica Mojica, comédienne et metteuse en scène colombienne, passée par l’École Nationale d’art dramatique de Bogota et l’École de Jacques Lecocq à Paris, retrace le parcours d’une femme médecin au temps du sida. Cette femme anticonformiste, c’est Cécile Winter, philosophe communiste mais aussi médecin interniste à l’Hôpital Tenon puis responsable du service VIH de l’Hôpital de Montreuil de 1993 à 2017. Vingt-cinq ans d’un combat quotidien contre l’épidémie et l’indifférence. Combat pour la vie et pour une attitude humaine dans le soin, jusqu’au dernier souffle et même après ! Monica Mojica a rencontré Cécile Winter peu de temps avant son décès survenu en août 2021. Elle l’a écouté raconter ses années sida et de seize heures d’enregistrement, elle a conçu un spectacle hybride ou transdisciplinaire en hommage à l’engagement de Cécile Winter. Le résultat tend vers une spiritualité sans mystique ni transcendance, une élévation éthique de la relation humaine à l’autre, dans la vie, le soin et par-delà la mort.

Ce que l’artiste nous donne à voir et à entendre est d’une rare intensité en même temps que d’une grande audace. Le plateau est nu mais ce vide est empli d’une forte présence, un vide qui nous interpelle. Présence des images : en fond de scène, des vidéos muettes d’éléphants nous interrogent et fascinent à la fois. La lenteur des gestes, leur précision aussi, la masse imposante et instinctivement maîtrisée mais aussi l’application déterminée à ramener à eux une branche chargée de feuilles, la grâce de leurs bains de boue, leur énigmatique humanité – à moins que ce soit de leur animalité que nous aurions à apprendre quelque chose ? Ce vide est également le lieu d’interventions séquencées de corps-comédiens, une chorégraphie marchée et parlée.

Le point commun entre des éléphants et nous est au moins celui d’être des vivants animaux, des corps naturels dotés d’une puissance d’agir. Alors soyons au minimum humainement animal. Face à l’adversité dans la cité comme dans la nature, nous pouvons déployer utilement notre conatus. Ces concepts anachroniquement modernes de Spinoza (1632-1677) font sens en notre siècle de nécessaire inscription de l’humain dans le non-humain. L’humain n’a pas de salut dans le déni du naturel qui, quoi qu’on en dise, se prolonge dans le culturel : « L’homme n’est pas un empire dans un empire » disait le philosophe hollandais pour qui l’essence de tout être est dynamique, un « effort de persévérance dans l’être ». Cécile Winter est l’incarnation exemplaire d’un conatus humain s’efforçant de faire humanité dans sa pratique de soignante. Au pire moment des ravages de l’épidémie, elle était aux avant-postes, adepte précoce et fervente de la trithérapie. Pas question pour elle de céder à la schizophrénie de praticiens plus utilitaristes en oubliant que jusqu’à leur dernier souffle les malades même marginalisés socialement ou moralement, avaient besoin d’écoute, de solidarité, d’amour, de relation. En les affectant positivement de joies si petites soient-elles, comme une conversation bienveillante ou une fête dans le service, Cécile Winter savait d’instinct, comme un éléphant, que leur effort vital s’en trouverait renforcé, plus apte à lutter contre le virus ravageur. « On ne sait pas ce que peut un corps » disait encore le penseur d’Amsterdam.

Le corps d’un mort à l’hôpital sans famille est « détruit »… Pas question pour Cécile Winter de laisser sans sépulture ceux venus d’Afrique se faire soigner dans l’hôpital français. Les proches d’un jeune malien mort loin de chez lui doivent pouvoir se recueillir sur sa tombe si jamais ils venaient un jour à Paris. Est-ce le rôle d’un médecin ? Cécile Winter répondait sans ambages « si les éléphants le font… ».

Monica Mojica a senti qu’il fallait marier les grands pachydermes avec la voix du médecin au timbre un peu rauque, au phrasé qui cherche le juste discours. Sur les images animalières, sa voix raconte en première personne. Le théâtre fait feu de tout bois, tout en persévérant dans son être-théâtre. Nous public, nous regardons, écoutons. D’abord dans la même présence que les comédiens. Puis, ils se lèvent et se mettent en mouvement et deviennent les agents du récit, les actants d’un drame qui a réellement eu lieu, le verbe incarné de Cécile Winter via Monica Mojica. Ils sont à géométrie variable à deux, à trois ou à cinq, à pas cadencés ou dansés, jouant du micro comme d’un instrument à vent, ils interviennent en rupture et complément avec la voix off. L’alternance entre la présence physique des corps et les images ou enregistrements crée des présences-absences à fleur de peau, en frissons épidermiques, en paroles vraies. Après les éléphants, des images presque ethnographiques de pêcheurs en pirogues ou de villageois et des enfants qui pêchent, jouent ou chantent. Images d’une mémoire ancestrale, métaphore du berceau de l’humanité. Lieu de naissance du VIH et géographie de ses plus grands ravages, dans le silence meurtrier des géants du médicaments.

Parfois, un ange passe… Comment parler d’anges à propos de Cécile Winter, matérialiste convaincue, maoïste passionnée par l’idée de Révolution culturelle ? La part des anges vient de la mise en scène de Monica Mojica qui par le concret de son travail scénique fait surgir une spiritualité oblique. Le vide même fait œuvre. Conjugué aux autres éléments du spectacle, il transforme l’intention en tension dramatique en invitant au dépouillement du moi banal et à la réflexion. C’est à ce point précis que le travail de Mojica, co-écrit avec Antoine Voituriez parvient à l’essentiel de son sujet et du théâtre. Sa dramaturgie est tout entière dans sa scénographie : penser un tragique humain pour le panser, réparer, prévenir et créer les conditions d’une rencontre-communion entre scène et salle, corps agissants et esprits recevant le vivant du spectacle ; acteurs et spectateurs s’élevant ou « s’éléphant » à hauteur d’humanité.

Les comédiens sont aussi les complices de cette écriture au plateau et ils se nomment Éléonore Lamothe, Rémi Oriogun-Williams, Clara Roussillon, Clara Rousselin, Cyprien Fyassé et Adam Migevant. Sans oublier la voix off de Cécile Winter, voix d’outre-tombe et voie à suivre.

Jean-Pierre Haddad

Avignon Off au Théâtre Artephile, 7 rue Bourg Neuf, 84000 Avignon. Du 07 au 26 juillet à 11h30. Informations et réservations : 04 90 03 01 90 & https://www.vostickets.net/billet?ID=ARTEPHILE&SPC=17501 Relâche les 13 et 20 juillet.

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