Une jeune femme, Amélie, attend un enfant. Elle s’est installée chez sa mère. Le mari fait défaut en se défaussant sur son boulot. Jusque-là c’est assez banal. La sœur, Hélène, stérile, passe quotidiennement et attend plus encore qu’Amélie, cet enfant qu’elle fantasme un peu comme sien. Un peu moins banal, encore qu’au théâtre il n’est pas surprenant que les égos ne se tiennent pas dans leurs limites. Mais la banalité s’arrête là où commence l’anticipation. Le théâtre science-fiction est une chose assez rare. Dans sa pièce, Christian Roux qui a plus d’une corde à son arc artistique a su finement produire un petit décalage dans l’ordre de l’ordinaire ou du possible. Il s’agit d’ailleurs non pas du techniquement possible mais du biologiquement improbable et pourtant envisageable comme argument dramatique. En effet, Amélie a dépassé le terme de la grossesse, elle est à neuf mois et demie, ne ressent aucune contraction et son abdomen gonfle encore. Pire, Amélie n’est pas la seule dans ce cas, dans le monde entier un phénomène étrange se produit : nombre de femmes enceintes n’accouchent pas alors qu’elles sont à terme. Entre deux flashs d’infos sur les guerres en Europe ou en Afrique, les médias évoquent le sujet avec étonnement et angoisse. Non seulement cela met en danger les futures mères mais aussi la démographie planétaire, ce qui peut atteindre les puissants ! La production de chair à canon serait menacée ainsi que celle de bouches à consommer, de forces de travail à exploiter ? Dix mois, dix mois et demi et toujours pas de contractions. La situation est grave, les ventres des femmes enceintes pourraient éclater… On craignait le champignon atomique, nous voilà menacés par une explosion de fœtus ! Pourquoi pas seulement une grève de l’enfantement et non de l’accouchement ? C’est plus déchirant ainsi et peut-être que les futures mères retiennent en otages leurs fœtus en attendant que l’on décide à réparer le monde…
« Il faut bien savoir arrêter une grève » disait Thorez. Peut-être, mais cette grève des mères a ceci de particulier que ce n’est pas une grève volontaire : c’est le désir-même de devenir mère qui est en grève en chaque femme pendant la grossesse ! Nous sommes face à une grève du désir d’accoucher, une grève des ventres porteurs de vie, un non-désir de venue au monde… L’état désastreux de la planète et de l’humanité affecte négativement l’envie de vie. Le désir se retourne en désir de ne pas qui acquiert la puissance de révéler l’impuissance de la gouvernance mondiale ; les dirigeants ne parviennent pas à rendre la Terre désirable et ne peuvent commander les accouchements. Cela rappelle un fameux slogan des années 70 : « Notre ventre nous appartient ! » Pour remonter plus loin, il ne s’agit plus « d’accoucher dans la douleur » comme le dieu de la Bible en a puni Ève pour une soi-disant faute, mais de refuser d’accoucher dans la douleur du monde et le terme est faible.
Sur la scène, la problématique est vécue à l’échelle domestique. Paula, la mère et ancienne ouvrière, soutient Amélie alors que la sœur aînée est prête à la trahir en la dénonçant aux accoucheurs de force, pouvant débarquer à tout moment en blouses blanches ! Le drame étant familial, il se produit sur fond d’amour mais le sentiment est traversé par le siècle, par les enjeux mondains de l’époque à peine future de cette fable, sorte de socio-fiction tragi-comique. Comment l’intrigue peut-elle être dénouée ? La famille va-t-elle se déchirer jusqu’à la déchirure fatale du ventre d’Amélie ? Le monde lui-même est-il prêt à engendrer un changement salutaire ? Nécessaire virage à 180 degrés comme une VME, « Version à manœuvre externe » qui permet de retourner un fœtus se présentant à l’accouchement en position postérieure. La crainte étant que la caste masculine des dirigeants préfère continuer sa marche folle à la catastrophe.
L’auteur et metteur en scène Christian Roux a retravaillé cet écrit d’anticipation à trois reprises au cours des vingt dernières années. Il a fini par être rattrapé par l’actualité : aujourd’hui, entre surpeuplement planétaire, guerres partout et risque de grand effondrement, nombre de jeunes couples hésitent à faire un enfant, à donner l’existence à un « être pour ce monde »… Certains s’y refusent. Aux États-Unis, ces jeunes font mouvement et ont un nom : les « Ginks », pour « Green Inclination, No Kids » (« engagement vert, pas d’enfants »). Faut-il encore faire des enfants ? La pièce, elle, pose le problème comme on plante un décor, c’est le cadre de ce qui doit advenir, de bon ou de mauvais. Ici, le pire peut l’emporter.
Sur la scène de L’Opprimé – un opprimé ici comprimé, en attente de naître dans un ventre qui doute – Lorédana Chaillot (Amélie), Pascaline Schwab (Hélène) et Claude Viala (Paula) incarnent le trio conflictuel de cette Grève des Mères de façon juste et poignante.
Merci aux comédiennes et au metteur en scène pour ce drame cosmique à hauteur de notre quotidien !
Jean-Pierre Haddad
Création au Théâtre de l’Opprimé, 78 rue du Charolais, Paris 75012. Du 12 au 23 avril 2023
Avignon Off : Théâtre du Centre, 13 rue Louis Pasteur, Avignon 84000. Du 7 au 29 juillet 2023 (horaire en cours) ; http://www.theatreducentre-avignon.com/
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