Les personnages bien connus de cette célébrissime pièce de Molière feront tous un « tour de piste » avant de monter sur l’estrade où le jeu se déroulera. Pour tout décor, une table et des chaises – Molière en réclame-t-il davantage ? Il y a quand même un pan de rideau suspendu à une tringle circulaire qui surplombe l’estrade ; les changements d’actes seront symbolisés par des mouvements drapés qui feront rupture avec l’agitation des corps ; faire une pause au moins le temps de tourner la page.

Le parti pris est radical et contemporain. Costumes de ville conventionnels pour les adultes, au premier chef Harpagon en complet veston et tenues originales voire excentriques pour la jeune génération, hauts ajourés et pantalons fantaisie pour son fils Cléante qui mène bon train alors que Mariane qu’il courtise est en crop top. Olivier Lopez a choisi de mettre en exergue le conflit de génération qui travaille la pièce en termes d’autorité paternelle et de rapports d’argent, deux attributs du pouvoir patriarcal que tente d’exercer Harpagon sur sa domesticité. Modernité d’un conflit qui se répète de génération en génération et qui ne finit pas toujours aussi bien que dans cette comédie bourgeoise à la Poquelin.

Le jeu des comédiens est précis et tenu par la mise en scène mais il semble aussi volontairement déséquilibré entre Harpagon et les autres personnages. En un sens, c’est inscrit dans le texte : la pièce tourne entièrement autour du premier qui est presque omniprésent sur scène. Du coup, les autres tournent autour de lui comme un manège dont ils seraient les petits chevaux de bois qu’Harpagon voudrait faire tourner à sa guise. Ils parviennent à faire bouger cet axe par la subtilisation de la fameuse cassette de dix mille écus d’or, sceptre grossier du monarque bourgeois. Si l’avare ne cesse de l’enterrer et de la déterrer par crainte d’être volé, c’est aussi parce qu’il a besoin de l’avoir entre les mains pour se rassurer sur son pouvoir – symptôme de faiblesse ?

La pièce est connue et l’on pourrait même se demander quel est l’intérêt de monter encore ce classique sinon de le faire connaître aux scolaires d’aujourd’hui, d’ailleurs nombreux en cette matinée proposée par la Comédie de Picardie dirigée par Nicolas Auvray. D’aucuns répondraient que le génie de Molière est précisément d’avoir saisi des travers humains qui parcourent les siècles. Mais, ce serait sans tenir compte de l’art de la mise en scène et du jeu qui font tout l’art théâtral. Qui dit art dit interprétation et création par une subjectivité singulière. Le jeu affolé et torturé d’Olivier Broche nous révèle quelque chose du personnage d’Harpagon et des enjeux de la pièce. Le comédien se dépasse dans une performance nerveuse à la fois centripète et centrifuge : cet Harpagon n’est pas seulement angoissé, il est en panique permanente ; tout autant tyrannique envers autrui que tyrannisé par sa passion d’avarice. De bout en bout de la pièce, il s’agite et gesticule, crie ou vocifère. Lui-même semble rechercher un axe autour duquel tourner en paix mais il ne trouve que secousses et chaos dans les rebondissements de l’intrigue. Le choix du metteur en scène et l’interprétation du comédien nous livrent un avare obsessionnel, absolument pas avare de son énergie. Cet Harpagon à la Broche est tiraillé à vif : comment accumuler un trésor convoité sans risquer du même coup d’en être dépossédé par un larcin ? Comment épouser une jeune femme qui n’aurait pour toute dote que sa beauté ou comment marier sa fille en refusant de la doter? Le comédien joue avec une nervosité inquiète qui rend Harpagon plus pathétique que drôle même si la salle ne manque pas de rire. Harpagon croit aimer mais veut empêcher son entourage d’épouser par amour. L’argent est sa vraie passion mais l’argent lui fait mal, le fait souffrir, il en est tout crispé, suant et grimaçant dans les douleurs de ses contradictions. Sa dépense nerveuse est inversement proportionnelle aux économies drastiques qu’il impose à tous. Harpagon craint la mort ou le manque, alors il thésaurise mais il se dépense sans compter en volontés et projets pourvu qu’ils lui coûtent peu en monnaie sonnante et trébuchante. Cependant, tout se paye : il lui en coûte beaucoup en toxines, sueur, anxiété, monnaie ruineuse pour la santé. L’apoplexie le guette, lui qui souffre de « fluxion ». La congestion est aussi bien monétaire que biochimique mais aussi sanguine à en juger par le rougeoiement progressif du visage de Broche-Harpagon.

Par cette interprétation le paradoxe de l’avare saute aux yeux : la peur de la mort que traduit son avarice, son rapport pathologique et névrotique à l’accumulation de richesses nécessite dans sa réalisation-même une dépense de vitalité gigantesque ! Mais alors d’où vient le pathétique de cet avare invétéré ? Peut-être que cette dépense est aliénée par la retenue, la restriction, la frustration : Harpagon désire vivre mais il s’y prend très mal, il confond l’être et l’avoir, le plaisir et l’excitation et même la vie avec l’angoisse de mourir. Sa peur de la mort objectivée en accumulation avaricieuse le tue à petit feu.

Si on était nietzschéen, le diagnostic tomberait comme un couperet : Harpagon est en proie au Second nihilisme… Alors que le chrétien de Nietzche thésaurise les espoirs d’aller au paradis (lieu d’une non-vie) par une abondante dépense en prières – refus d’une vie sensible, libre et désirante (Premier nihilisme) ; le bourgeois actant la mort de Dieu (dévaluation de l’idéal religieux) croit s’en sortir par la valeur d’échange ; augmenter sans cesse son capital, thésauriser sans fin comme une illusoire garantie d’échapper à la finitude. Vivre est une lutte qui assume le risque de la mort dans chaque acte d’affirmation de la vie. En Harpagon la vie s’affirme mais à son insu, le plaisir et la liberté sont réclamés mais l’avare, celui qui croit pouvoir vivre sans dépenser ni perdre s’étouffe lui-même à vouloir les étouffer.

On croirait presque assister à un drame moral, mais non c’est plein de vie, de joie, de légèreté et de rires puisqu’au final l’avarice est vaincue et le partage triomphe.

Bravo à La Cité Théâtre qui nous offre là une formidable bousculade moliéresque menée par le duo Broche-Lopez !

Jean-Pierre Haddad

Comédie de Picardie, Scène conventionnée Amiens (80), 62 rue des Jacobins, 80 000 Amiens, du 05 au 07 avril.

Suite de la tournée en 2023 : les 11, 12, 13 et 14 avril à 20h00 au Studio 24 / Ville de Caen (14) ; le 27 avril à 20h30 au 3T / Scène conventionnée de Châtellerault (86) ; le 5 mai à 20h45 à la Manekine / Scène intermédiaire des Hauts-de-France, Pont-Sainte-Maxence (60), le 11 mai à 20h30 au Théâtre d’Abbeville (80)

Saison 2023-2024 (en cours) : le 17 novembre 2023 à la Halle ô Grains / Bayeux (14) ; les 21 et 22 novembre au Théâtre de la Ville de Saint-Lô (50) ; les 29 et 30 novembre au Kinneksbond / Centre culturel Mamer (Luxembourg) ; les 13 et 14 décembre au Théâtre de l’Hôtel de Ville – en co-accueil avec le Volcan / Le Havre (76) ; le 16 février 2024 au Carré / Scène nationale de Château-Gontier (53) ; les 13 et 14 mai 2024 au Théâtre de la Ville de Montélimar (26) ; les 15 et 16 mai 2024 au Théâtre des Halles à Avignon (84) ; le 17 mai au Théâtre du Briançonnais, Scène Conventionnée de Briançon (05)

Également, au Théâtre de la Garenne, La Garenne Colombes (92) ; au Théâtre des deux Rives, Charenton (94) ; au Siroco, salle culturelle de Saint Romain de Colbosc (76)

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