Youma, une adolescente de quatorze ans vit à Okionuk un village polaire, où les habitants se réunissent le soir dans un grand igloo autour d’un feu pour manger du poisson et se raconter des histoires. Avec Gurven, un ami de son grand-père, elle a appris la langue des signes qu’il traduit en mots. Un jour arrive dans le village un marchand avec son camion et un catalogue pour tous les articles qu’il propose. Leur prix ? Des mots que les villageois doivent lui céder, s’engageant à ne plus jamais les utiliser même dans le secret de leur igloo, sous peine de châtiments terribles. Dès lors une course s’engage. De quels mots peut-on se séparer ? Les plus compliqués, palimpseste ou outrecuidance, ceux qui sont difficiles à prononcer, expectative ou psoriasis, les gros mots pense un enfant qui rêve du train électrique du catalogue, bref tous ces mots dont chacun pense qu’on peut facilement s’en passer. La vie va alors changer. Mais peu à peu les villageois en sont réduits à des borborygmes et la pénurie de vocabulaire va attiser les rivalités et la violence.
L’autrice Léonore Confino a eu l’idée de cette fable à la suite d’une longue période d’insomnies, où la fatigue lui ayant fait perdre son vocabulaire par grappes entières, elle avait tenté de trouver un remède en dressant de longues listes de mots, d’expressions aussi variées qu’incongrues. Elle a su mettre dans cette histoire la poésie mais aussi les éléments cruels et fantastiques des contes : le pouvoir d’attraction du marchand et sa cruauté, son catalogue magique, le pacte étrange qu’il noue avec les habitants. Mais comme souvent dans les contes, la fin n’est pas un naufrage, Youma et Gurven vont renverser le cours des choses grâce à la singularité que représente la maîtrise de la langue des signes par Youma.
La mise en scène de Catherine Schaub nous place dans un univers polaire. La lune brille géante, on entend le bruit du vent ou de la neige qui craque sous les pas. Un illu, sorte d’igloo couvert de paille est posé sur un îlot blanc (belle scénographie poétique d’Emmanuel Clolus) et parfois on voit à l’intérieur le feu que Youma et Gurven vont alimenter avec du bois, avec leurs mots, avec les catalogues du marchand pour ne pas mourir de froid. L’igloo va devenir blanc, la neige va tomber de plus en plus drue comme si les rapports sociaux gelaient peu à peu faute d’être alimentés par les mots. La neige blanchit les cheveux de Gurven annonçant la mort prochaine du seul villageois avec Youma qui parle la langue des signes, celle où la variété des mots résiste encore.
Ariana-Suelen Rivoire, une jeune actrice sourde est Youma. Elle parle la langue des signes, une autre langue que celle de son village, une sorte de langue de résistance qui lui permet de conserver la langue d’Okionuk et la culture qui l’accompagne. Sur scène l’actrice bouge sans cesse car c’est une langue très physique. Son partenaire Jérôme Kircher fait avancer la narration mais surtout traduit en mots tout ce qu’elle dit avec son corps. Ne la quittant pas des yeux dès qu’elle s’exprime, on le sent totalement à l’écoute de sa partenaire. Il y a quelque chose d’émouvant et de magique pour les spectateurs dans ce duo magnifique.
La richesse de la langue est un trésor à préserver. Le dire dans un conte avec sa magie, sa poésie et avec ces interprètes est absolument bouleversant.
Micheline Rousselet
Jusqu’au 23 avril au Théâtre du Rond-Point, 2bis avenue Franklin D. Roosevelt, 75008 Paris – du mardi au samedi à 20h30, dimanche à 15h30, relâche le 9 avril – Réservations : 01 44 95 98 21 ou theatredurondpoint.fr
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