Dans l’Antiquité, la mythologie était un fait religieux induisant un culte totalement imbriqué dans la vie civile des cités grecques. Par la suite elle a été un univers de symboles offerts à l’usage savant ou littéraire. Depuis quelques années il semble qu’elle soit réinvestie en tant que discours poétique à résonances éthiques ou politiques. Une chose est sûre, l’avantage de la mythologie grecque est qu’elle parle à tous et à plusieurs niveaux sémantiques. Ces deux dernières caractéristiques sont parfaitement actives dans le spectacle conçu et mis en scène par Géraldine Szajman d’après les Métamorphoses d’Ovide. En choisissant deux histoires de rois avides, Erysichton et Midas, elle nous propose deux contes sur deux formes d’hubris ou d’excès auxquels les puissants de notre siècle cèdent trop souvent. Chez Erysichton, démesure du commandement tyrannique et antidémocratique et mépris du rapport de sauvegarde que la collectivité doit avoir envers la nature. Chez Midas, démesure du désir de richesse, passion d’avidité sans fin chez ceux qui, détenant déjà tout ou presque, veulent accumuler encore et encore.
Erysichton, roi de Pamphylie ne peut souffrir la magnificence du vieux chêne qui abrite Déméter, déesse de l’agriculture et des moissons. L’arbre sacré doit cesser de lui faire de l’ombre, sa couronne de feuilles doit être mise à terre. Le roi s’empare lui-même de la hache et se transforme en bûcheron rageur et sacrilège. Le châtiment divin ne tarde pas à suivre le méfait du roi : sa soif de pouvoir est punie par une faim insatiable. Plus il mange, plus il a faim. Comment alors supprimer la faim sans supprimer l’affamé ? L’hubris de l’autocratie se résoudra-t-elle finalement en autophagie ?
Midas, roi de Phrygie rend service à Dionysos qui de bonne grâce lui accorde un vœu. Mais le roi a déjà tout ce qu’il souhaite. Qu’à cela ne tienne, il en voudra encore plus : que tout ce qu’il touchera se transforme en or ! A peine ramassé, un vulgaire caillou se change en métal précieux. Que se passera-t-il quand Midas voudra prendre ses enfants dans ses bras ou saisir sa nourriture à pleines mains ?
Qui est dans la démesure mesure très mal les conséquences de ses choix… Spectacle pour tous et paraboles à plusieurs couches de sens : un ou une enfant de 7 ans s’y retrouverait fort bien entre gourmandise et désir de possession… Une personne de 77 ans tout autant, entre peur de manquer ou de mourir – accumuler de l’avoir par craindre de ne plus être. Entre les deux, comment ne pas reconnaître notre époque et deux problématiques majeures de la civilisation humaine : celle du partage du pouvoir et des richesses et celle de la préservation de notre biotope ?
Deux petites histoires de grande portée ! Et si le fait de les présenter elles deux parmi toutes les histoires édifiantes que la mythologie recèle, était volontairement ou non une invitation à les lier ? Or, il existe une autre façon plus précise, plus accusatrice et plus engagée de parler de « l’anthropocène ». En effet, « anthropo », renvoie à un homme générique, abstrait, et anonyme alors que l’espèce humaine n’a pas toujours impacté la géologie de la terre. En revanche, depuis la Révolution industrielle du charbon puis celle du pétrole, tous les indicateurs de l’impact de l’humain sur la planète ont monté en flèche. C’est pourquoi il serait plus adéquat de mettre en cause un mode de civilisation singulier, repérable et correspondant bien à une hubris de l’avidité d’argent ou de domination et de parler de capitalocène.
Ce chemin de compréhension et d’interprétation n’est pas tracé ou imposé par le spectacle et c’est aussi son mérite. Il est toutefois sous-tendu par notre situation de spectateurs qui n’oublient pas leur époque et qui n’entendent pas recevoir ces deux histoires insolites comme un pur et simple hommage à un héritage culturel qui serait condamné à la stérilité – sans parler des intentions de la Compagnie Les Enfants du Paradis qui n’ont absolument rien d’une naïveté infantile.
Le grand mérite du spectacle de Géraldine Szajman est qu’il est d’une simplicité radicale et d’une efficacité totale. Au niveau du texte d’abord, l’artiste a su saisir l’essentiel des passages concernés des Métamorphoses sans s’enfermer dans leur littéralité. La langue également a su se libérer de sa source historique et venir rencontrer notre langue à nous, celle de la rue comme celle de nos politiques – clin d’œil ironique du discours d’Erysichton visant à justifier la destruction de l’arbre de Déméter en direction de ceux d’un certain président français adepte de l’enfumage rhétorique et de l’autocratisme en Ve République. La mise en scène vient parachever le travail sur la force du texte en misant sur la puissance du récit et du récitant. Un cube noir avec deux corps habillés tout de blanc. En coin et bord de scène, une table de sono et de lumières aux mains de Vivien Lenon et sur scène, Manon Combes qui va raconter, interpréter, mimer, danser et faire exister par sa gestuelle et sa voix l’univers des deux histoires. Exister où ça, puisque le plateau reste vide ? Tout prend forme, couleurs, sentiments et reliefs dans l’imagination du public affecté par le pouvoir évocateur du récit et la performance de la comédienne.
Ces deux Petites Histoires de la Démesure nous offrent de quoi mesurer notre époque dans ses urgences avec le plus d’une dose subtile de tragi-comédie. Elles nous livrent aussi la mesure de ce que peut le théâtre, à savoir beaucoup avec peu. Bravo !
Jean-Pierre Haddad
Théâtre des Déchargeurs, 3 rue des Déchargeurs 75001 Paris. Du 05 au 28 mars 2023, du dimanche au mardi à 19 h. et le samedi 11 mars à 15H. Infos et réservations au 01 42 36 00 02 ou https://www.lesdechargeurs.fr
Des militants partagent ici des critiques littéraires, musicales, cinématographiques ou encore des échos des dernières expositions mais aussi des informations sur les mobilisations des professionnels du secteur artistique.
Des remarques, des suggestions ? Contactez nous à culture@snes.edu