Le professeur Serebriakov, un universitaire renommé, a décidé de s’installer avec sa jeune femme Elena dans une propriété qui appartenait à sa première femme et dont s’occupe sa fille Sonia avec son oncle Vania. L’arrivée de ce couple va bouleverser l’équilibre qui existait jusque là. L’oisiveté d’Elena, sa beauté, qui trouble, au point qu’il en oublie ses malades, le médecin de campagne Astrov, dont Sonia est par ailleurs amoureuse, les prétentions de grand intellectuel du professeur Serebriakov que vénère sa belle-mère, mais dont ni Astrov ni Vania ne sont dupes, vont rendre la cohabitation explosive. Les désespoirs et les rancœurs vont détricoter ce qu’il pouvait y avoir d’illusions et d’espoirs dans cette famille, ne laissant derrière eux qu’un champ de ruines.
L’histoire est là, mais c’est un oncle Vania très différent de celui auquel nous avons été habitués que propose le metteur en scène bulgare Galin Stoev. Ce n’est plus la mélancolie tchekhovienne qui est en majesté, c’est la banalité de la vie qui s’affiche avec ces êtres emplis de frustrations. Laissant tomber le voile de l’admiration et de l’empathie, ils ne se comprennent plus et se jugent. Reste alors une comédie humaine avec des êtres qui ont conscience de leurs échecs, sont malheureux et méchants les uns envers les autres et qui pourtant aspirent au bonheur et à l’amour.
Galin Stoev offre sa traduction de la pièce. La langue est plus incisive, plus crue, modernisée (« je deviens un de ces types perchés »). Puisque dans la pièce le docteur Astrov s’occupe de son domaine en veillant sur les arbres, le metteur en scène file la métaphore écologique. Il fait du salon de Sonia, pour lequel il recycle le décor qu’il avait utilisé pour Ivanov, une sorte de lieu de passage entre ce qu’on a laissé derrière soi et ce qu’on va affronter désormais, avec ses meubles de récupération, son samovar et un piano mécanique ayant tendance à se déclencher sans crier gare, ce qui rend plus dérisoires encore les déclarations d’Elena qui se dit prête à s’y remettre.
Pour porter sa vision de la pièce, Galin Stoev a su trouver des acteurs intenses capables de passer du rire au drame. Ils ont à la fois une méchanceté plus palpable que dans les mises en scène habituelles de la pièce et nous touchent avec leur désir éperdu d’échapper à une vie dont ils ont conscience de l’inutilité. Suliane Brahim a l’élégance ostentatoire d’Elena mais se révèle profonde dans son jugement sur elle-même (« je ne fais que de la figuration ») et sur sa vie. Elle dit à Sonia qu’elle est malheureuse, qu’elle a confondu l’admiration qu’elle portait au professeur avec de l’amour. Sébastien Eveno campe un Vania intelligent, lucide, qui n’en peut plus de la situation où l’enferment l’égoïsme et la fatuité de son beau-frère Serebriakov, dont il dit « ça fait 25 ans qu’il brasse de l’air et il est mondialement inconnu ». Il a envie de fuir une vie pleine d’échecs. Même quand il tire sur son beau-frère, il réussit à le rater par deux fois et reste à crier sa rancœur devant le micro et à se consoler dans la vodka. Maria Razafindrakoto incarne une Sonia dont le rire s’abîme souvent dans les larmes. Tragique, consciente de sa laideur et résignée à rester seule, elle est poignante. Andrzej Sewerin est magnifique en Sérébriakov, le mari d’Elena, sommet de suffisance et d’égoïsme, imbu de son importance supposée, qui dit qu’il n’est pas fait pour vivre à la campagne avec des gens médiocres et déclare au micro sur le ton d’un maître de conférence, presque en le chantant « Je suis venu vous dire que je m’en vais ». Cyril Gueï incarne avec subtilité toute la complexité d’Astrov, le médecin, frère en lucidité tragique de Vania qui dit mépriser sa petite vie. Il n’a pas beaucoup d’illusions et finalement repart vers ses malades, car il faut bien vivre. Trois personnages apportent la touche d’humour nécessaire, Caroline Chaniolleau en Maria Vassilievna confite d’admiration pour son gendre Sérébriakov, Côme Paillard en Gaufrette, le serviteur jamais avare d’aphorismes et surtout Catherine Ferran qui incarne la nounou, pragmatique, toujours prête à servir un thé (avec un sachet qu’elle passe de tasse en tasse, le laissant goutter au passage sur les chapeaux d’Elena et Sérébriakov qu’elle n’apprécie guère) ou une vodka consolatrice.
Une mise en scène innovante, qui surprend mais au final convainc. La dérision de notre humaine condition éclate avec au final ces trois poules qui restent sur la scène caquetant, indifférentes aux émotions humaines, à ces vies hantées par le désir, l’ambition et les regrets.
Micheline Rousselet
Jusqu’au 26 février à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon, 75006 Paris – du mardi au samedi à 20h, les dimanches à 15h – Réservations : www.theatre-odeon.eu ou 01 44 85 40 40
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