La légende biblique fait de la double descendance d’Abraham, Ismaël fils d’Agar et Isaac fils de Sarah, les ancêtres de peuples réputés ennemis en dépit de leur fraternité : « les arabes et les juifs » (disons-le selon l’usage malgré l’asymétrie entre une ethnie et une religion qui fait qu’il existe des juifs arabes!). Et si la Bible « contenait des erreurs » ? Ismaël pourrait n’avoir eu aucun ressentiment en dépit de son abandon par son père à la naissance tardive d’Isaac… Ce dernier aurait pu ne pas tomber dans l’orgueil d’être le préféré de son père et, au contraire, se solidariser avec son grand frère… Le sacrifice d’Isaac par Abraham aurait fort pu être évité non pas par un ange divin improbable mais par un subterfuge de Sarah qui aurait suivi en cachette son mari trop soumis à Dieu, sur le mont Moriah? Tels sont les partis-pris de ce spectacle traités avec humour, impertinence et la dose de pathétique qui s’impose face à un mythe fondateur.
Avec l’audace du burlesque et l’intelligence du décalage, Pater nous propose en effet une sorte de réécriture du texte sacré. L’enjeu est au minimum symbolique, au mieux civilisationnel : comment se défaire de l’autorité divine ou paternelle qui entend contraindre les esprits, dicter l’avenir et empêcher aussi bien l’émancipation que l’amour de l’humanité ?
Double soumission : des fils aux pères et des pères au Père Tout-puissant. Abraham n’est finalement qu’un homme aliéné à l’idée d’un maître plus grand. Pourtant, lui aussi s’est levé contre son père en brisant ses statues idolâtres et en partant : lekh lekha, « va pour toi » en hébreu (Genèse, 12). Mais le jeune homme révolté est tombé sous une autre dépendance et n’a pu gagner son autonomie (en grec, « se donner sa propre loi »). Quant à Adam, dont il est aussi question dans Pater en tant qu’ancêtre mythique d’Abraham, il n’avait pas été capable de désobéir de lui-même à un ordre lui interdisant la connaissance ! On comprend alors que le patriarcat ne s’est imposé non par la force morale des individus à qui il profite, souvent bien faibles, mais par celle d’un système collectif, répressif et violent. Il faut donc « tuer le père » ; à coup de mots et d’actes et, pourquoi pas, à coup de flèches visant sa dépouille vestimentaire oubliée-là sur une chaise lors son départ à l’hôpital… Une telle révolte des fils avec la complicité passée des mères, ne peut manquer de déchaîner les foudres célestes, mais l’orage qui tonne ne parvient pas à empêcher qu’au final une fraternité inclusive et universelle triomphe. Patatras, pater à terre, nouvelle ère.
On voit que les enjeux de Pater sont gigantesques mais la mise en scène réalise la prouesse de les évoquer ou suggérer avec simplicité, finesse et moult effets comiques. L’écriture de Guillaume Buffard assume la réécriture biblique et l’invention scénique puisqu’il est aussi metteur en scène. Il a cependant la sagesse anti-phallocratique de s’entourer de plusieurs femmes, avec la collaboration pour le texte de Lena Paugam, pour la dramaturgie d’Angèle Vouriot, pour la mise en scène de Lisa Como et pour la scénographie, ludique, génialement bricolée et inventive, de Lucie Meyer. Sur la scène, Guillaume Buffard joue Isaac qui retrouve au 21e siècle son « demi-frère » Ismaël, interprété par Jonathan Sansoz, après son exil dans le désert. Tout se passe donc de nos jours, encore trop marqués par le référentiel biblique.
C’est d’ailleurs bien pour nous et notre époque qu’une telle déconstruction des mythes dits fondateurs se justifie et vaut. Le spectacle donne ses motivations d’entrée de jeu par une adresse des comédiens au public. À noter qu’aucun spectateur n’a quitté la salle, ce qui signifierait qu’elle ne contenait aucun intégriste ou fondamentaliste d’une des trois religions du Livre… Il est vrai que le théâtre doit, pour leur malheur, leur être interdit !
Dans le contexte actuel de « guerres saintes » à géométrie variable, puisqu’aux islamistes salafistes s’ajoutent désormais les orthodoxes poutiniens et ceux de l’extrême-droite israélienne, un tel spectacle iconoclaste et décoiffant prend la valeur d’une cure de désintoxication. Contre l’obscurantisme, la Compagnie Deux Point Un en marque un beau !
Voir Pater s’avère nécessaire et salutaire, ça redonne de l’intérêt à une désaliénation pa(s) ter-minée !
Jean-Pierre Haddad
Le Monfort Théâtre, 106 rue de Brancion, 75015 Paris. Du 06 au 14 janvier 2023 à 20h30. Réservations et informations : 01 56 08 33 88 et https://lemonfort.mapado.com/event/89844-pater
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