Sylvie Blotnikas qui avait magistralement mis en scène Boule de suif en 2020 a plongé avec bonheur dans les centaines de nouvelles écrites par Maupassant. Elle en a retenu quatre publiées dans différents journaux, trois en 1883, Regret, Mon oncle Jules, Décoré ! et une en 1889, Le rendez-vous. Plutôt que de les aligner l’une après l’autre, elle a cherché un moyen de les relier. Il se trouve que quelques mois après la mort de Maupassant, la Société des Gens de Lettres avait lancé une souscription pour élever dans le Parc Monceau une statue à sa gloire. Sylvie Blotnikas a donc imaginé qu’à l’occasion d’une soirée exceptionnelle prévue pour récolter des fonds, le comédien pressenti étant tombé malade, l’organisatrice Madame Pasca, célèbre comédienne et amie de Maupassant, avait dû faire appel à un jeune comédien. Pour le tester elle lui aurait demandé de jouer ces nouvelles. Le lien, astucieux, permet de passer avec fluidité d’une nouvelle à l’autre.
Sur le plateau, deux fauteuils, un porte-manteaux suffisent à camper le décor. Le style de Maupassant se prête bien à une adaptation théâtrale avec ses discours directs ou indirects et ses descriptions au scalpel. Par la voix de deux acteurs, Sylvie Blotnikas et Julien Rochefort, tous deux excellents, on entre dans le monde décrit avec réalisme par Maupassant, un monde de petits notables médiocres, mus par la bêtise, l’égoïsme, la cruauté et l’avidité. Le regard pessimiste de l’auteur se teinte souvent d’une ironie désabusée dans les dialogues, où pointe un humour caustique et délicieux.
Tantôt narrateurs, tantôt personnages dialoguant, les deux acteurs font merveille. Julien Rochefort excelle à prendre le visage d’un sot, comme celui de l’homme tout à son rêve de décoration qui ne voit pas que celle qu’il obtient enfin, c’est à la tromperie de sa femme qu’il la doit. Il peut aussi faire sentir ce qu’il y a de cruauté chez Maupassant dans sa description de cet homme solitaire qui, l’âge venant, prend brusquement conscience qu’un peu de volonté lui eût permis de ne pas passer à côté de l’amour de sa vie. Puis soudainement juvénile et plein d’espérance, il devient ce jeune comédien pétri d’admiration pour Madame Pasca qui doute de son talent, mais se bat pour obtenir un rôle dans la soirée des Gens de Lettres. Sylvie Blotnikas n’est pas en reste pour lui donner la réplique. Tantôt narratrice, tantôt Madame Pasca souveraine, tantôt et surtout partenaire du personnage masculin. Elle y déploie une cruauté ironique et éblouit particulièrement dans la dernière nouvelle par une méchanceté nonchalante et une lucidité surprenante pour l’époque.
Un véritable petit bijou qu’il faut courir découvrir absolument
Micheline Rousselet
Jusqu’au 19 février au Lucernaire, 53 rue Notre-Dame-des-Champs, 75006 Paris – du mardi au samedi à 19h, le dimanche à 15h30 – Réservations : 01 45 44 57 34 ou www.lucernaire.fr
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