Dans la salle Paradis du dernier étage du Lucernaire, « Y a pas d’enfer » ! Deux vraies fausses sœurs jumelles, délurées et sensuelles dansent et chantent. Le plan d’immanence étant tracé, tout est-il pour autant permis ? Oui, tout est permis en art et même souhaitable ! On peut par exemple proposer un vrai spectacle de music-hall avec strass, perruques, plumes et frou-frou, bas résille, le tout dans un esprit gai et libertin tout en parcourant l’essentiel des questions graves de notre société sous un angle libertaire. C’est bien ce que Jean-Marie Sénia, auteur-compositeur et concepteur des Sœurs Papilles ose faire pour notre plus grand bonheur. Quant aux deux sœurs, elles se sont mises en scène elles-mêmes et cela se sent dans l’implication totale, l’interprétation corps et âmes d’Anne-Laure Bonet et Cléo Sénia. Elles sont deux astres brillants de tous leurs feux, accompagnées allègrement par Mathieu Balanant ou Florent Sénia au piano. Après tout, Colette, écrivaine célèbre et première femme à recevoir des funérailles nationales en France, débuta comme danseuse au Moulin Rouge en 1906. Elle y fit scandale par un long baiser à sa partenaire et amie Missy, comtesse de Morny.      

Les Sœurs Papilles ne se situent pas entre les Sœurs Tatin et les Sœurs Papin mais bien au-dessus des unes et des autres. Les premières étaient trop gourmandes pour inventer librement leur fameuse tarte qui fut le fruit d’un hasard. Les secondes n’étaient pas assez libres pour échapper à leurs pulsions criminelles : elles trucidèrent la famille au service de laquelle elles étaient. Les Sœurs Papilles, elles, sont gourmandes de jeu de scènes, de danses, de pantomimes, de clins d’œil amusés, de gouaille parisienne entremêlée d’esprit de finesse. Elles sont aussi d’une grande liberté, de la plus attirante des libertés, celle qui se balade sans complexe entre aisance libertine et audace libertaire. Au dix-septième siècle on aurait dit « libertinage de corps et d’esprit ». En fait, il s’agit de ne pas avoir peur de désirer selon son goût et de penser contre toutes les contraintes morbides, de passer entre les normes sclérosantes. « Y a pas d’enfer, restez sur terre ! »

L’épopée des deux frangines les conduira d’une maison close en Orient, de la prison à la croisière, du pavé de Paris au palais du sultan. Sur le principe de la revue de cabaret les séquences s’enchainent avec astuce et les costumes changent au rythme des aventures. C’est un déploiement haut en couleurs mais l’intelligence dramatique de Sénia contraste la polychromie des tenues et lumières par des extraits vidéo en noir et blanc de films muets des Années Folles, défilé saccadé d’images et cartons narratifs. C’est subtil et plein de charme d’autant que les sisters coquines et coquettes apparaissent dans des images intercalées avec leur coupe à la Louise Brooks qui les inscrit si bien dans l’époque.

Des chansons friponnes ou canailles, il y en a mais il y en a aussi de plus tendres comme celle qui nous parle du cœur nu des filles de joie : « Il est libre et impénétrable, mon palpitant », cœur léger qui papille tant. Une verbalisation du vocable s’impose ici car le spectacle est dynamique et plein d’entrain comme une excellente revue de music-hall. « Y a pas d’enfer, on s’ennuie là-haut » Au Paradis des Papilles, on s’enivre de vie. D’entrée de jeu, le ton est donné : en soubrettes black and white inversées, robe noire et tablier blanc pour l’une et le contraire pour l’autre, les Sœurs Papilles nous avouent tout « On papillon, on pa-pa-pa, on papillonne ». Elles butinent les plaisirs de la vie avec un épicurisme sans austérité mais l’on peut entendre aussi « on pas papa » et il s’agit bien pour elles de faire voler en éclats l’ordre patriarcal. Contre toute attente, on découvre dans ce magnifique cabaret sans tables ni chaises que l’on peut évoquer le féminisme, le moralisme, le sexisme et l’écologie et même le nucléaire dans un spectacle léger. Belle leçon : la légèreté devrait être plus fréquente dans les questions graves ! Traiter de problèmes sérieux avec un esprit de sérieux et des passions tristes, ne serait-ce pas la plus sûre méthode pour ennuyer et détourner des bonnes causes ?

Bravo à Anne-Laure Bonet et Cléo Sénia pour leur professionnalisme assuré et leur talent aiguisé ! Pétillantes, elles papillonnent d’un tableau à l’autre, deux comédiennes carpe diem en scène. « L’abus de vie ne nuit pas » lancent-elles au public en guise d’adieu. Avec ces sœurs d’adoption on boit la nuit à pleine vie !

Allez-y !

Jean-Pierre Haddad


Théâtre du Lucernaire, 53 rue Notre-Dame des Champs, Paris 75006. Du 07 décembre 2022 au 15 janvier 2023, du mardi au samedi à 21h, le dimanche à 17h30. Informations et réservations : 01 45 44 57 34 et https://billetterie-lelucernaire.tickandlive.com/evenement/les-soeurs-papilles


Bienvenue sur le blog Culture du SNES-FSU.

Des militants partagent ici des critiques littéraires, musicales, cinématographiques ou encore des échos des dernières expositions mais aussi des informations sur les mobilisations des professionnels du secteur artistique.

Des remarques, des suggestions ? Contactez nous à culture@snes.edu